La poudrerie de Pont-de-Buis pendant la Grande Guerre

L’ouvrage que les éditions Locus Solus, sous la direction de Jérôme Cucarull et Marie-Lyse Cariou, consacrent à la poudrerie de Pont-de-Buis, dans le Finistère, en 1914-1918 est des plus intéressants1. Tout d’abord, remarquons qu’il constitue le prolongement direct d’un formidable volume sur les archives du monde du travail dans le Finistère et d’un autre, tout aussi remarquable par sa grande efficacité pédagogique, sur les sources de la Grande Guerre dans ce même département. Autant dire que le lecteur dispose ici d’un objet particulièrement abouti dans sa conception. Mais là  n’est sans doute pas, pour notre propos, l’essentiel.

Carte postale. Collection particulière.

L’historiographie de la Première Guerre mondiale a en effet ceci de particulier de se focaliser grandement, et à juste titre du reste, sur l’expérience combattante, mais de peu s’intéresser au sort de celles et ceux qui sont chargés de produire les armes et les munitions employées sur le champ de bataille. Riche, magnifiquement illustrée, cette monographie de la poudrerie de Pont-de-Buis entre 1914 et 1918 vient donc combler un réel vide, pour la Bretagne mais pas uniquement, tant ces établissements continuent à se dérober au regard des chercheurs. Précisons d’ailleurs que les raisons de cette cécité sont parfaitement connues. Les archives de l’armement et du personnel sont situées à Châtellerault (p. 8) et quant à Pont-de-Buis, chacun sait que c’est « le bout du monde ». Or, trop souvent, force est de constater qu’il n’y a guère de salut historiographique en dehors des murs capitonnés du binôme Archives/Bibliothèque nationales…

Le détour par la pointe finistérienne se révèle d’autant plus profitable que la poudrerie de Pont-de-Buis montre à quel point le complexe militaro-industriel – expression sans doute impropre tant elle paraît ancrée dans le présent mais que nous employons ici à défaut de formulation moins insatisfaisante– n’est pas prêt à soutenir un effort de guerre aussi long que dense. Le parallèle avec le service de santé étudié par l’historien Vincent Viet est ici frappant2 : ce n’est qu’en 1915 qu’est installée une motopompe à incendie, preuve de la sorte d’irénisme qui semble régner dans l’encadrement au début du conflit. Les budgets prévisionnels de consommation de poudre se révèlent ainsi tous erronés et, plus grave encore, bien inférieurs à la réalité (p. 36). Les nombreux travaux entrepris sur le site de la poudrerie concernent son agrandissement, afin d’augmenter les capacités de fabrication, mais aussi son approvisionnement électrique (p. 20) et son raccordement au réseau ferroviaire, afin de pouvoir mieux écouler la production (p. 27-29). C’est donc bien d’une véritable intégration économique et industrielle à l’espace national par l’effort de guerre dont il s’agit ici. Mais à l’image de l’armée française de 1918, l’impression de modernité ne doit pas tromper : sur site, ascenseurs hydrauliques, automobiles et wagons côtoient ânes et chevaux (p. 27)3.

Carte postale. Collection particulière.

Néanmoins, les résultats sont là : de Pont-de-Buis sortent quotidiennement, en 1917, 41 tonnes de poudre, principalement à destination de l’artillerie (p. 37). Si de tels chiffres peinent à véritablement parler au profane, lecteur ne disposant pas des compétences techniques propres à cette industrie, les auteurs de l’ouvrage parviennent en quelques mots à expliquer en quoi il s’agit d’un tour de force. En effet, c’est bien dans un contexte de pénurie générale (p. 42 et 78-81), de matières premières mais aussi de main d’œuvre, nous y reviendrons, que se développe cette production de masse (p. 42). Sans compter que la quantité est ici indissociable de la qualité puisque tout défaut de fabrication peut avoir sur le front des conséquences dramatiques… On mesure donc parfaitement au fil de ces pages quelle partition extrêmement minutieuse se joue à Pont-de-Buis.

L’une des grandes réussites du volume est assurément de donner au lecteur une histoire qui soit à la fois technique et sociale. La main d’œuvre de la poudrerie de Point-de-Buis pendant la Première Guerre mondiale fait en effet l’objet de nombreux et passionnants développements. La dialectique entre la qualité et la quantité est, là encore, omniprésente. Si les hommes, partis au front, sont numériquement remplacés par des femmes et des travailleurs coloniaux, certaines compétences jugées « indispensables » impliquent une gestion rigoureuse pour ne pas nuire à la production et, au final, à la poursuite de l’effort de guerre, mais tout en veillant à ne pas dépeupler les tranchées (p. 52). Cette recherche du mouton à cinq pattes implique des stratégies qui, parfois, surprennent. C’est ainsi, pour ne citer qu’un exemple, que le directeur de la poudrerie reçoit « des consignes afin que les ouvriers affectés à la surveillance des équipes ne soient pas choisis parmi les meilleurs éléments » pour pouvoir les maintenir à leur poste (p. 50). Quand la compétence n’est pas nécessairement synonyme de promotion hiérarchique…

Carte postale. Collection particulière.

On dira enfin quelques mots de la manière dont a été écrit ce livre puisque le volume proposé par les éditions Locus Solus repose pour une très large partie sur le travail effectué par un groupe d’habitants de Pont-de-Buis, dont un bon nombre d’anciens employés de la poudrerie (p. 8). On peut bien entendu y voir une manifestation de la vigueur de la mémoire de la Grande Guerre : l’ouvrage est d’ailleurs labellisé par la Mission du centenaire. Mais on s’attachera également à souligner combien cette monographie participe de cette histoire participative théorisée par Luc Capdevila, démarche qui assurément, dans une perspective d’histoire publique, semble des plus prometteuses.

Erwan LE GALL

CUCARULL, Jérôme (dir.) et CARIOU, Marie-Lyse (coord.), Poudre de guerre. Pont-de-Buis 1914-1918. Histoire d’une industrie d’armement, Châteaulin, 2018.

 

 

 

1 CUCARULL, Jérôme (dir.) et CARIOU, Marie-Lyse (coord.), Poudre de guerre. Pont-de-Buis 1914-1918. Histoire d’une industrie d’armement, Châteaulin, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 VIET, Vincent, La santé en guerre, 1914-1918. Une politique en univers incertain, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.

3 Sur la question on renverra au passionnant MILHAUD, Claude, 1914-918. L’autre hécatombe. Enquête sur la perte de 1 140 000 chevaux et mulets, Paris, Belin, 2017.