Le Charleroi de Job de Roincé

A quelques jours de la clôture de l’appel à communication du colloque La Bataille de Sambre-et-Meuse, août 1914. Regards allemands, belges et français sur les armées, les lieux de mémoire et les représentations, nous poursuivons notre relecture de quelques textes importants traitant de cet évènement. Après le Charleroi de Georges Gay, véritable ouvrage d’histoire, nous changeons quelque peu de genre en examinant celui du mémorialiste breton Job de Roincé1. Publié en 1967, c’est-à-dire à un moment où la mémoire de la Première Guerre mondiale est obstruée par celle de la Seconde, véritable « souvenir écran »2, cet ouvrage n’en est pas moins digne d’intérêt.

Tout d’abord, ce livre est une bonne source pour connaître un certain nombre des représentations mentales de la bataille de Charleroi qui prévalent, en cette fin des années 1960, en Bretagne.

L’une d’entre elle, essentielle bien que rapidement évoquée, est la perte de vitesse de la mémoire de la Grande Guerre (p. 3), présentée comme une des raisons d’être de ce livre :

« Bien que cette bataille ait donné lieu à une abondante littérature, il nous a semblé utile de lui consacrer un nouvel ouvrage car les livres publiés dans le passé sont tous épuisés et il est pratiquement impossible de se les procurer. Et puis nous avons voulu rendre hommage aux combattants de 1915 qui, comme tous leurs camarades de la Grande Guerre, sont trop souvent victimes de l’oubli. »

Le second conflit mondial est donc bien ici un « souvenir écran », même si la référence à la « barbarie » allemande peut être interprétée comme découlant du vocable de 39-45 (l’expression consacrée « victime de la barbarie nazie ») ou, au contraire, comme un reliquat d’une certaine culture de guerre datant de 14-18 (p. 94) :

Ainsi, tandis que les troupes allemandes déferlaient à travers la Belgique envahie, leur passage s’accompagnait partout de destructions et de meurtres. On ne peut s’empêcher au récit de tant d’atrocités de songer à une autre invasion, celle des Barbares au début du Ve siècle. »

Ce passage dit d’ailleurs bien la configuration historiographique qu’est celle de Job de Roincé et qui, par bien des égards, est complètement périmée. C’est donc une histoire très classique, à mille lieues des canons actuels, que ce livre propose. D’ailleurs, comme de nombreux auteurs de son temps – on pense notamment à Georges Beau et Léopold Gaubusseau3, abondamment cités – Job de Roincé revient longuement sur la rivalité entre Lanrezac et Joffre, en prenant clairement partie pour le premier (p. 51) :

« Le 23 août, à Charleroi, le général Lanrezac a voulu éviter un nouveau Sedan qui aurait entraîné la perte de toute l’armée française. Il y est parvenu. »

Pour Job de Roincé, Guise est une victoire « éclatante » (p. 53), assertion qui parait sans doute un peu définitive lorsque l’on examine la réalité de cette bataille. On peut d'ailleurs se demander si ce passage, somme toute assez classique, ne s'intègre pas, pour paraphraser Antoine Prost et Jay Winter, dans une posture historiographique d'établissement des responsabilités4, responsabilités du haut commandement français par rapport à l'échec de Charleroi et, plus globalement, des premières semaines de la campagne. C'est là une idée qu'il conviendrait sans doute d'approfondir tant l'opposition Joffre/Lanrezac est, en soi, un objet historique intéressant5.

Néanmoins, en ce qui concerne les responsabilités de la guerre, celles-ci ne sont en rien mystérieuses pour l'auteur (p. 16) :

« L’Allemagne qui depuis longtemps rêve de nouvelles conquêtes et revendique la Franche-Comté, le reste de la Lorraine et l’Artois cherche un prétexte pour déclencher la guerre. Ce prétexte, ce sera l’assassinat de François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche, à Sarajevo, petite ville de Bosnie, pays occupé par l’Autriche. »

Bien entendu, certains détails de l’analyse peuvent laisser songeur mais il n’en demeure pas moins que la perspective dans laquelle se situe Job de Roincé est, au final, assez ancienne. On pourrait ainsi citer l'hommage appuyé à Georges Gay, qualifié de « grand historien de cette bataille de Charleroi » (p. 25). De même, très classique est également le récit liminaire de la bataille, opéré au niveau des corps d'armée. 

Carte interactive de la bataille de Charleroi.

Alors en quoi cet ouvrage peut-il intéresser l'historien? Le fait est que Job de Roincé est un ancien de la bataille de Charleroi, qu'il effectue au sein du 41e régiment d’infanterie de Rennes, et qu'il distille dans son récit un certain nombre d'impressions tirées directement de son expérience personnelle. Il en est ainsi par exemple de ce passage (p. 35) sur les interférences entre populations civiles et troupes sur le théâtre d’opérations :

« Mais les Allemands très nombreux déferlent sans cesse et, par ailleurs, à plusieurs reprises nos soldats sont gênés par les civils qui quittent leurs maisons et encombrent les routes. »

Toutefois, à plusieurs reprises, le témoignage de J. de Roincé étonne en ce qu'il n'est nullement conforme avec ce que l'on peut lire par ailleurs. Ainsi, élément curieux, il n'évoque pas le brouillard (p. 39), pourtant unanimement cité dans tous les témoignages disponibles, mais les fumées des maisons en train de brûler (p. 39). Faut-il voir là une preuve du choc que cette vision suscite chez l'auteur? En tout état de cause, cela signifie que peu importe l'origine de ce qui empêche les hommes de voir, le champ de bataille de Charleroi se dérobe bien au regard des soldats. De même, Job de Roincé indique (p. 43) que la 20e division d’infanterie est à court de munitions alors que l'on sait que le 47e RI ne bénéficie dans la matinée d'aucun soutien d'artillerie du fait du brouillard qui empêche les batteries de tirer!6

Enfin, un autre intérêt de cet ouvrage vient de la partie consacrée aux « héros » (les combattants français, p. 57-79) et martyrs (les civils belges, p. 80-96) de la bataille de Charleroi. Se succèdent alors une dizaine de petites scénettes qui intéressent certes plus l'histoire des représentations liées à cette bataille que l'histoire des opérations en elles-mêmes tant, au final, les faits avancés sont difficiles à vérifier. Ce qui frappe d'ailleurs en les lisant est moins ce qui est écrit que la manière dont les combattants français sont dépeints. Pour Job de Roincé (p. 19) :

« La bataille de Charleroi a duré trois jours, les 21, 22 et 23 août 1914. Trois jours pendant lesquels les Français se sont battus avec acharnement, tout d’abord pour empêcher les Allemands de franchir la Sambre, puis ensuite pour retarder leur avance. Pour nous ce fut certes une défaite sanglante, mais ce ne fut pas une victoire pour les Allemands car ceux-ci contrairement à leurs prévisions ne purent anéantir l’armée française. »

Dans cet ouvrage, tout n'est que gloire et courage et si nous sommes, bien évidemment, en présence d'un texte qui assurément appartient à la veine héroïque, on est néanmoins en droit de se demander si, au regard de la défaite sans appel qu'est Charleroi, ces combats d'Entre-Sambre-Meuse ne participent pas d'une mémoire en tout point comparable à la guerre de 1870. Par certains aspects, certains faits d’armes narrés par Job de Roincé paraissent ressembler au fameux épisode de la Maison de la dernière cartouche. Lorsque l'on sait l'importance des traces de 1870 sur l'entrée en guerre de 1914, on se demande si d'une certaine manière, la mémoire française de Charleroi n'emprunte pas un certain nombre de ressorts à celle de Sedan et de cette « année terrible » jonchée pourtant, à en croire les mémorialistes, de tant d'héroïsmes.

Erwan LE GALL

 

ROINCE, Job de, Charleroi, Rennes, Imprimeries Les Nouvelles, 1967.

1 ROINCE, Job de, Charleroi, Rennes, Imprimeries Les Nouvelles, 1967. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à cet ouvrage sont simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Rousso, Henry, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 29-42.

3 BEAU, Georges, et GAUBUSSEAU, Léopold, Août 14 : Lanrézac a-t-il sauvé la France ?, Paris, Presses de la Cité, 1964. 

4 PROST, Antoine, et WINTER, Jay, Penser la Grande Guerre, un essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2004, p. 16-29. 

5 Sur ce point on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Un non-lieu de mémoire de la Première Guerre mondiale : la bataille de Guise », En Envor Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°1, hiver 2013, en ligne.

6 LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, (à paraitre).