Le Ruban bleu, un instrument de soft power

Les paquebots du XXIe siècle n’ont plus rien du charme des liners qui, dans les années 1930, offrent luxe et rapidité aux riches voyageurs pressés de traverser l’Atlantique. Aujourd’hui, de véritables cubes flottants de plus de 350 mètres de long et 60 de large, cumulant une surface totale de plus de 600 000 mètres carrés répartis en discothèques, cinémas, casinos et pléthore de restaurants divers et variés, promènent leur 6 300 passagers strictement non-fumeurs entre deux ilots caribéens. Telles sont notamment les dimensions affichées par le Harmony of the Seas, lancé en mai 2016 par les chantiers de Saint-Nazaire. Mais une chose demeure : le prestige associé à ce type de navires.

Carte postale, collection particulière.

L’édition du 2 juin 1936 de L’Ouest-Eclair en est un parfait exemple. L’actualité est alors particulièrement chargée et, de surcroît, anxiogène pour le quotidien catholique qui assiste avec scepticisme aux premiers pas du Front populaire. La une du journal est ainsi occupée à gauche par un point de vue de l’éditorialiste libéral Louis-Alfred Pagès sur les risques de dévaluation du franc et à droite par un article factuel narrant la première séance de la 16e législature, celle marquant l’entrée en fonction des députés fraîchement élus. L’ambiance est assurément lourde dans la rédaction du quotidien rennais qui n’hésite pas à user des symboles les plus frappants pour interpeller son lectorat : « M. Léon Blum avait eu la discrétion et l’habileté de ne point paraître ; il a jugé souhaitable, sans doute, de ne pas déclencher au Palais-Bourbon, dès ce jour de baptême, le chant de l’Internationale ». Pourtant, un autre titre, sans aucun rapport avec la situation politique, parvient à s’intercaler entre ces deux blocs de texte, en plein milieu de la première page de L’Ouest-Eclair : « Le ruban bleu reste français ».

Dans le contexte d’alors, cette nouvelle fait figure de véritable ballon d’oxygène : le record de la traversée la plus rapide de l’océan atlantique demeure la propriété d’un navire français, en l’occurrence le Normandie, lui aussi sorti des chantiers de Penhoët à Saint-Nazaire. Concrètement, le Queen Mary, bâtiment de la célèbre Cunard Line lancé en septembre 1934, a parcouru les milliers de miles nautiques qui séparent Southampton du phare d’Ambrose à New York à la vitesse moyenne de 29,13 nœuds, contre 29,98 pour son rival français. Bien évidemment, cerise sur le gâteau, le fait que ce trophée soit conservé face à un rival britannique n’en a que plus de saveur et l’on mesure à cette occasion combien les paquebots sont des instruments de prestige national, de soft power.

Cette bonne nouvelle s’accompagne d’ailleurs d’une autre, elle aussi affichée en première page de L’Ouest-Eclair, quoi qu’un peu énigmatique : « Normandie ne vibre plus ». Bien trouvé, ce titre est à double sens et peut bien évidemment faire référence à la crainte des Française d’être dépossédés du prestigieux trophée. Pour autant, il renvoie également à une réalité beaucoup plus concrète : les navires qui s’affrontent pour conquérir le Ruban bleu sont des paquebots de croisière, transportant des centaines de passagers. Or, atteindre de telles vitesses sollicite grandement la structure de ces bâtiments qui, du coup, peuvent se mettre à vibrer et nuire considérablement au confort des fortunés passagers.  C’est d’ailleurs ce qui s’était produit à bord du Normandie. Mais L’Ouest-Eclair affirme dans son édition du 2 juin 1936 que les travaux entrepris pendant l’hiver ont porté leurs fruits. Les clients sont à cet égard formels : « Le paquebot n’est plus du tout sujet aux vibrations qui avaient été la cause de tant de critiques, et nous avons fait une excellente et très confortable traversée ».

Le Normandie lors de son arrivée à New-York. Library of Congress:  cph 3b36522.

La parallèle entre le Normandie qui conserve le Ruban bleu et le Harmony of the Seas qui est livré par les chantiers de Saint-Nazaire à la Royal Caribbean Cruise Line est savoureux. Comme en 1936, le climat est particulièrement tendu en France, entre état d’urgence consécutif aux attaques terroristes du 13 novembre 2015 et contestation de la loi travail portée par Mme El Khomri. Pourtant, comme en 1936, les médias français paraissent trouver une sorte de rempart à la morosité ambiante dans le lancement de ce navire qui est alors « le plus gros du monde » mais aussi, précise le tout nouveau propriétaire, « le plus respectueux de l’environnement » et le « plus cher ». Si les critères d’excellence changent, la course au(x) record(s) demeure. Quant au Normandie, il perd son Ruban bleu le 30 août 1936, vaincu par le Queen Mary qui à cette occasion franchit la barrière symbolique des 30 nœuds de moyenne.

Erwan LE GALL