Transat 1976 : Eric Tabarly vainqueur pour l’avènement de la voile-spectacle?

Il est des jours où il est bien difficile de démêler l’information de son traitement, l’actualité de son récit. Lorsque les téléspectateurs du journal de 20 heures d’Antenne 2 apprennent, le 29 juin 1976, la nouvelle victoire d’Eric Tabarly dans la Transat anglaise, sans doute peinent-ils à en croire leurs yeux1 : alors qu’on était sans nouvelle de lui depuis le départ, Pen Duick VI surgit de la brume en vainqueur d’une course historique, dans tous les sens du terme. Car bien au-delà de la chronique sportive, cette édition 1976 de la célèbre course transatlantique marque assurément un tournant dans l’avènement de ce qui est aujourd’hui un véritable sport-spectacle : la course au large.

A Newport, Eric Tabarly assiste à l'arrivée de son rival Alain Colas. Crédit: Association Eric Tabarly.

Rappelons d’ailleurs que cette victoire tombe à pic pour Eric Tabarly qui est alors dans le creux de la vague, après un tour du monde avec escales et en équipage – la fameuse Whitbread – catastrophique et des résultats sportifs en demi-teinte. Or le marin breton, qui est déjà une véritable vedette, ne peut se permettre d’être relégué dans le ventre mou du peloton tant les attentes qui pèsent sur ses épaules sont importantes.  De surcroît, après avoir abandonné en 1968 sur Pen Duick IV et renoncé à prendre le départ en 1972, Tabarly ne peut pas faire mauvais figure sur la course qui l’a révélé à la France, et au monde. Sa victoire de 1964, à bord de Pen Duick II, est en effet un véritable évènement qui l’érige en quelques jours en véritable icône de la modernité gaullienne : pour la première fois, un Français dame le pion aux Francis Chichester et autres Robin Knox-Johnson, et de manière plus générale encore aux Britanniques qui, c’est bien connu, rule the seas

L’édition 1976 de la Transat anglaise s’annonce pourtant particulièrement relevée, tant par le nombre et la qualité des compétiteurs – ils sont tous là : Mike Birch, Eugène Riguidel, Jean-Yves Terlain, Tony Bullimore, Yvon Fauconnier, André de Jong… – que par une course à l’armement qui ne semble plus devoir trouver de limite. Le temps des Jacques-Yves Le Toumelin et autres Loïck Fougeron est désormais loin et, en 1976, c’est sur un monocoque de 72 mètres de long qu’Alain Colas franchit la ligne de départ ! Toujours en quête de nouveauté, Eric Tabarly n’est pas en reste et s’élance à bord de Pen Duick VI, un ketch en aluminium de 22 mètres, doté d’un lest en uranium appauvri et conçu pour la course autour du monde en équipage mais sur lequel il va, pour l’occasion, naviguer en solitaire.

Le duel entre les deux grands rivaux de la course au large2 s’annonce palpitant mais, et c’est en cela que cette Transat anglaise de 1976 marque un tournant dans l’histoire ce sport, se livre pour partie à distance. En partie seulement. Volontiers disert, Alain Colas use fréquemment de sa radio et s’épanche régulièrement dans les médias, non sans fanfaronner du reste. C’est ainsi qu’à l’antenne d’Europe n°1 il explique être :

« Bien à l’abri dans ma timonerie, je suis assis dans un fauteuil, en robe de chambre et pantoufles, pendant que mon quatre-mâts file à 18 nœuds. »3

En face ? Rien ou presque. Refusant le jeu de la médiatisation, ou, c’est selon, n’y prêtant tellement pas attention qu’il ne songe même pas à s’y livrer, Eric Tabarly ne prend même pas la peine d’allumer sa radio pour communiquer de ses nouvelles à terre. Face à la succession de sévères dépressions qui s’abat sur la flotte, certains à terre commencent à redouter le pire quand, finalement Pen Duick VI franchit victorieusement la ligne d’arrivée à Newport, sur la côte Est des Etats-Unis. Le contraste entre le taiseux Tabarly et le volubile Alain Colas, qui navigue à bord de Club Méditerranée, est saisissant et, d’une certaine manière, dit le basculement, en train de s’effectuer, de la course au large dans l’univers de la communication instantanée et de masse. Aujourd’hui, les skippers qui prennent part au Vendée Globe communiquent par téléphone satellite et envoient par mail des vidéos de leurs exploits pour alimenter les chaînes d’information en continu…

Pen Duick VI. Carte postale. Collection particulère.

La mer n’est donc plus tout à fait, en 1976, cette aventure intérieure qui nourrit un Bernard Moitessier. Mais une chose néanmoins ne change pas : le grand large ne se laisse pas facilement appréhender et encore moins quand c’est Eric Tabarly qui est derrière le micro. Tout jeune correspondant à New-York d’Antenne 2, le journaliste Paul Nahon, celui qui en 1990 créé sur cette même chaîne avec Bernard Benyamin le magazine Envoyé Spécial, en fait d’ailleurs rapidement les frais. Dépêché à Newport pour interviewer le héros, le journaliste se noie en questions confondantes  de platitude : « Alors Eric ca été dur ? » ; « Vous êtes passé dans les tempêtes ? », comme si le marin breton avait pu éviter les dépressions qui se sont succédées et l’ont presque contraint à l’abandon… Il n’a en définitive pas vraiment eu le choix et s’il avait pu faire autrement, il l’aurait certainement fait. Mais plutôt que de le faire remarquer au jeune Paul Nahon, Eric Tabarly préfère abréger la conversation, ce qui n’est pas sans témoigner d’une réelle élégance.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

1 INA : CAB7601878901.

2 Sur la question et parmi une bibliographie pléthorique on renverra à HEIMERMANN, Benoît, Tabarly, Paris, Grasset, 2002.

3 Ibid., p. 253.