Ecritures de Première Guerre mondiale : des archives vraiment privées ?

D’un strict point de vue archivistique, la Première Guerre mondiale est exceptionnelle. Rares sont en effet les conflits à avoir laissé autant de traces, y compris en ce qui concerne le for privé, qu’il s’agisse de témoignages photographiques ou écrits. Ce sont précisément ces derniers qui font l’objet d’un passionnant volume collectif dirigé par deux conservateurs généraux du patrimoine, Paule René-Bazin et Philippe Henwood1, livre qui invite à s’interroger sur le caractère « privé » de ces sources et, à cet égard, se révèle particulièrement stimulant.

Carte en franchise. Collection particulière.

C’est un fait, le témoignage en tant qu’archive n’est pas réductible au singulier. Certains textes, à l’instar des lettres de l’abbé finistérien Jean-Marie Conseil, posent ainsi de réels problèmes quant à leur interprétation2. On sait d’ailleurs la vive polémique provoquée à la toute fin des années 1920 par le « Témoins » de Jean Norton Cru, ouvrage sur lequel Benjamin Gilles, grand spécialiste des lectures des poilus, revient avec gourmandise en explorant la correspondance préparatoire de l’auteur (p. 155-162). Dans cette contribution charpentée se dégage autour de la dimension littéraire de l’écriture le nœud de controverses qui resurgissent violemment à l’aube des années 2000 et, au final, deux types de témoignages: les bons... et ceux qui le seraient moins. De ce point de vue, la réflexion de Rémy Cazals sur les carnets du célèbre tonnelier Louis Barthas est particulièrement intéressante. En effet, le grand historien, à qui l’on doit la publication de ce texte aujourd’hui classique, se plait à brouiller les pistes en rappelant d’une part que l’écriture du caporal est à maintes reprises encouragée par ses camarades, et ne peut donc être complètement assimilable à la sphère privée (p. 173-174), d’autre part en interrogeant la réception de ce livre et sa postérité (p. 178-179).

Tous les écrits ne se valent donc pas et Marie Scot a de ce point de vue parfaitement raison de distinguer d’une part les « correspondances intellectuelles ou politiques », d’autre part « les lettres ordinaires qui n’avaient pas à être gardées, encore moins à être éditées » (p. 108), et qui néanmoins constituent parfois des sources exceptionnelles. Il en résulte des frontières poreuses entre sphères privées et publiques, réalité qui doit inviter à certaines précautions d’emploi. Ainsi, le journal du préfet de Lille Félix Trépont a assurément valeur de témoignage pour l’avenir, et sert d’ailleurs à l’auteur au début des années 1920 lorsqu’il devra se justifier de sa conduite au cours des mois d’août  à octobre 1914 (p. 124). Il en est de même en ce qui concerne les lettres que le directeur du Journal des Débats, Etienne de Nadèche, adresse à l’industriel Pierre Lebaudy. Le ressort de ces textes tient au final plus de la chronique des événements en cours que de la simple correspondance entre deux amis (p. 31-42).

Dans une contribution lumineuse qui justifie à elle seule la lecture de ce volume, Fabien Théofilakis s’attache à la correspondance des prisonniers de guerre et, tout particulièrement, aux « formulaires pré-remplis, lettres aux multiples œuvres caritatives, missives envoyées aux représentants de l’Etat » (p. 66) par les captifs. Ces sources, qui a priori sont les moins nobles et les moins intéressantes, se révèlent pourtant très riches en ce qu’elles constituent non seulement une porte vers la sphère publique mais qu’elles traduisent une nouvelle relation à l’Etat (p. 70), seule branche à laquelle se raccrocher derrière les barbelés. En effet, « la captivité légitime désormais de recourir à des destinataires inconnus où symboliques et de formuler des demandes inconcevables dans les schémas de perception d’avant-guerre » (p. 69). La séquence 1914-1918 s’affirme donc de ce point de vue comme un moment de rupture, dans lequel il nous semble possible de percevoir les germes du « proto-état providence » qu’est la législation sociale des années 1920-1930 en faveur des anciens combattants et victimes de guerre3, dispositif qui se fonde non sur des liens de clientèle mais sur des droits garantis par le législateur. La comparaison avec la correspondance reçue par les députés français pendant la Grande Guerre est ici très significative, les « lettres de sollicitations, demandes d’emplois et de remerciements pour les secours accordés » étant de l’aveu de Zénaïde Romaneix « habituelles » (p. 137). Ainsi, les courriers que Louis Barthas adresse à Marcel Sembat pour se plaindre de la qualité du pain distribué aux poilus et demander un secours en faveur d’un jeune orphelin affecté à son escouade sont à replacer dans le temps long d’une pratique militante, accoutumée à une telle écriture. Exemplaire est à cet égard la lettre qu’il adresse en août 1916 au député Pierre Brizon pour le féliciter de ne pas avoir voté les crédits de guerre (p. 177-178).

Carte en franchise pour les prisonniers de guerre. Collection particulière.

Ce faisant, en insistant sur la porosité des sphères publiques et privées, et d’une certaine manière sur le caractère trop artificiel de cette dichotomie, cet ouvrage se révèle être un utile guide d’emploi à l’intention de celles et ceux qui, généalogistes ou historiens, sont confrontés aux lettres de la Grande Guerre. Emmanuel Penicaut (p. 17-20) et Isabelle Artistide-Hastir (p. 21-28) reviennent d'ailleurs utilement sur la Grande collecte, vaste opération ayant fait émerger de nombreuses sources. Plus intéressant encore, Clotidle Druelle-Korn invite à considérer le hors-champs de ces écrits ou ce que, précisément, ne disent pas ces archives (p. 95), une dimension également soulignée par Philippe Verheyde (p. 127-130). En effet, comme le rappelle le philosophe Elie Halévy, les silences sont parfois encore plus significatifs que les affirmations de la plume. Choisissant de ne plus publier pour ne pas sacrifier sa liberté intellectuelle sur l’autel de l’impératif patriotique imposé par la guerre (p. 118), il préfère s’engager dans un hôpital militaire comme simple infirmier plutôt que d’occuper un de ces postes de propagandiste généralement réservés aux intellectuels. Une décision qu’il justifie ainsi en janvier 1916 (p. 106) : « j’aime mieux faire des pansements que dire des sottises ». Une réflexion qui n’a malheureusement pas perdu de son actualité.

Erwan LE GALL

RENE-BAZIN, Paule et HENWOOD, Philippe, Ecrire en guerre, 1914-1918. Des archives privées aux usages publics, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.

 

 

 

 

 

 

1 RENE-BAZIN, Paule et HENWOOD, Philippe, Ecrire en guerre, 1914-1918. Des archives privées aux usages publics, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 BLANCHARD, Nelly (Corpus rassemblé et présenté par), Un Chouan dans les tranchées. Jean-Marie Conseil, prêtre breton au front (1914-1916), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.

3 LE GALL, Erwan, La Courte Grande Guerre de Jean Morin, Spézet, Coop Breizh, 2014, p. 189-208.