Les photographies aériennes de la Grande Guerre : pourquoi en retrouve-t-on autant dans les archives privées ?

Les premières questions que l’on doit se poser face à une archive sont en général très simples : qu’est-ce que ce document, dans quel but a-t-il été établi, pourquoi se retrouve-t-il à cet instant entre mes mains ? Dans le cadre de photographies aériennes de la Première Guerre mondiale, les réponses aux deux premières questions sont évidentes. En revanche, répondre à la troisième se révèle assez délicat lorsqu’on veut bien considérer le nombre de ces clichés présents dans les archives familiales, et notamment ceux qui ont été numérisés dans le cadre de la Grande collecte et qui sont aujourd’hui disponibles sur Européana 14/18.

Vue oblique de Soyécourt (France, Somme) prise le 31 août 1916 à 15h, à une hauteur de 500 mètres. Europeana 14/18: FRAD077-134.

En 1914, au moment de la mobilisation générale, l’aviation n’est pas encore de combat, encore moins de bombardement, et ne sert qu’à la reconnaissance. Après la fin de la Course à la mer et, de manière plus générale, du mouvement, les belligérants se retranchent dans des positions de plus en plus fortifiées : les tranchées. Ce faisant, ils réduisent considérablement l’espace de la bataille puisque c’est désormais pour quelques dizaines de mètres que l’on va se battre, les défenses adverses rendant quasiment impossible toute percée. Dans une telle configuration tactique, la connaissance du terrain est une condition sine qua non de réussite et  contribue à la constitution de cartes extrêmement précises, à l’échelle 1/10 000e, parfois même 1/5000e, appelées « plans directeurs ».

C’est la VIe armée, grâce à un dispositif ingénieux mis au point par le capitaine Vavon, qui la première utilise la photographie aérienne : un effet optique dit de « restitution à chambre claire » corrige automatiquement les effets de la rotondité de la terre et permet de porter directement sur le plan directeur le moindre élément décelé : tranchée, blockhaus, batteries d’artillerie ou nids de mitrailleuses, vestige d’habitation… Bientôt, ce système se diffuse à l’ensemble de l’armée française – et aux autres belligérants par ailleurs – qui ne tarde pas à créer des cours permettant aux officiers d’état-major d’interpréter correctement ces clichés qui ne se laissent pas appréhender aisément.

Il est vrai que l’enjeu est de taille puisque chaque arme ou presque tire bénéfice de ces photographies ou de leurs transpositions sur plans directeurs. L’artillerie, qu’elle soit de campagne ou lourde, y trouve un outil lui permettant de régler efficacement son tir tandis que le génie bénéficie d’une référence fiable pour tracer routes et voies ferres, et poursuivre la guerre des mines. L’infanterie, enfin, dispose avec ces photographies aériennes de précieux guides permettant aux hommes de se repérer sur le champ de bataille, véritable dédale de tranchées et de boyaux dans lequel il n’est pas rare de se perdre. D’ailleurs, ces photographies aériennes se révèlent aussi utiles en position défensive, pour renforcer tel ou tel barricade ou petit poste, qu’offensive, afin de diriger avec précision les hommes sur l’objectif à atteindre1.

Carte postale. Collection particulière.

Et c’est précisément l’intérêt unanime que les combattants portent à ces clichés qui explique pourquoi ils sont aujourd’hui encore aussi présents dans les fonds privés, pieusement conservés par les familles de poilus. En effet, si ces photographies sont un élément essentiel de la guerre du renseignement, et donc un document très confidentiel que l’on ne souhaite pas voir tomber dans les mains de l’ennemi, elles sont aussi, et peut-être même surtout, un outil indispensable. Or, c’est cette dernière dimension qui explique que bien que sensibles, ces clichés bénéficient de tirages relativement importants – le service géographique imprime ainsi en 1917-1918 près de 4 500 000 plans directeurs par an – et sont largement distribués aux chefs de section ou aux commandants de pièces. C’est au final ce qui permet de comprendre pourquoi tant de photographies aériennes  ont pu être placées dans des portefeuilles, et se retrouver aujourd’hui précieusement conservés dans les trésors familiaux de la Grande Guerre.

Erwan LE GALL

 

 

 

1 PELLEGRIN, Colonel F.-L-L., La vie d’une armée pendant la Grande Guerre, Paris, Flammarion, 1921, notamment p. 106-107 et 245-254.