Une vaste terra incognita : le testament des poilus

La scène est racontée brièvement par l’abbé morlaisien Jean-Marie Conseil dans ses carnets : « Dès la première nouvelle [de la mobilisation] je vais droit chez maître Vérant libeller mon testament »1. A son exemple, nombreux sont les mobilisés à rédiger avant de partir au front leurs dernières volontés. Or, complètement méconnus des historiens car très difficiles d’accès, du fait notamment de critères de communicabilité très restrictifs, ces documents sont une source particulièrement intéressante. On ne peut donc que se réjouir de l’initiative du Centre Jean Mabillon sur l’écrit parisien, en collaboration avec l’Ecole des Chartes, démarche visant à présenter en ligne, gratuitement, et dans une édition critique de grande qualité, 134 testaments de poilus parisiens.

Carte postale. Collection particulière.

Cette appellation ne doit d’ailleurs pas tromper en ce qu’elle intéresse aussi la Bretagne, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, provenant de 3 études différentes, ces archives montrent également la grande mobilité géographique de l’époque. Ainsi, sur l’ensemble des testateurs, quelques-uns comptent parmi ceux que l’on nomme « les Bretons de Paris » : un est né dans les Côtes-du-Nord, un en Ille-et-Vilaine, un dans le Morbihan et un dans le Finistère. Seule la Loire-Inférieure est absente du corpus, sauf à considérer le cas de l’épouse de Raymond Cellier, née à Vallet. En second lieu, ces quelques 134 testaments laissent entrevoir ce qu’on peut éventuellement espérer trouver dans les archives notariales des cinq départements de la Bretagne historique…

Sans être révolutionnaire, l’interface du site est pratique et permet d’avoir rapidement accès aux données. Le tout est sobre, peut-être même austère, et accorde à l’évidence la priorité aux contenus. De ce point de vue, le pari est assurément gagné et il faut souligner ici la qualité de l’édition critique de cette source, les commentaires offrant une belle synthèse du corpus réuni pour l’occasion. On se permettra néanmoins de souligner le faible nombre de renvois vers d’autres fonds numériques en ligne, seul les fiches de morts pour la France étant ici prises en compte. Sans doute aurait-il été possible sur ce point d’être plus performant, en renvoyant par exemple aux éventuels dossiers de Légion d’honneur sur Léonore et bien entendu aux fiches matricules du recrutement, archives dont le recours apparaît ici comme obligatoire.

Profondément émouvants, ces documents rappellent combien la guerre est avant tout affaire de vie et de mort, y compris lors de son déclanchement à l’été 1914, loin de la légende de la fleur au fusil qui a trop longtemps perduré2. Mort pour la France le 27 juin 1916, en pleine bataille de Verdun, le caporal du 241e RI Emile Colmann rédige le 5 septembre 1914 à Rennes le testament dans lequel il « lègue en pleine propriété » tout ce qu’il possède à son épouse, ce « sans exception ni réserve ». Sergent au 41e RI de Rennes, Maurice Rogue explique pour sa part ne pas pouvoir « dresser ce testament sur papier timbré, car il n’y en avait plus dans les bureaux de tabac », remarque qui en dit long sur la vague testamentaire de l’été 1914...

Tombes de poilus, novembre 1915. BDIC: VAL 254/041.

Bien entendu, une telle source ne manquera pas de susciter des débats quant à la contrainte sociale qui s’exercerait ou non sur sa rédaction. Il n’en demeure pas moins que certains testaments interrogent tant ils témoignent d’une forte intériorisation des valeurs patriotiques, celles-ci pouvant bien entendu expliquer le large consentement qui s’exprime à l’été 1914. Saisissante est à cet égard la disposition formulée par Jules Laforêt et déshéritant sa propre épouse « au cas où elle quitterait la France pour aller fixer son domicile en Allemagne ». Reste à déterminer – et c’est là une question essentielle – si ce type de mention est représentative des souhaits de cette génération de pantalons rouges qui entre en guerre à l’été 1914.

Erwan LE GALL

 

1 BLANCHARD, Nelly (Corpus rassemblé et présenté par), Un chouan dans les tranchées. Jean-Marie Conseil, prêtre breton au front (1914-1916), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 65.

2 Sur la légende de la fleur au fusil se rapporter à l’enquête classique de BECKER, Jean-Jacques, 1914: comment les Français sont entrés dans la guerre contribution à l’étude de l’opinion publique, printemps-été 1914, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977. Sur la mort en Grande Guerre se rapporter notamment à HOMER, Isabelle et PENICAULT, Emmanuel, Le Soldat et la mort dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.