La crêpe, arme de guerre ?

Dans son édition du 5 janvier 1918, en ce début de quatrième année de guerre, Le Nouvelliste du Morbihan rend compte d’une étrange affaire sous le titre « La crêpe meurtrière ». Un tel titre ne pouvait qu’interpeler l’historien, d’autant que l’affaire prend un tour très particulier : la victime de cette crêpe n’est autre en effet qu’« un interné allemand », l’un de ces « indésirables détenus au fort Surville à Groix » depuis la fin de l’été 19141.

« La crêpe meurtrière »…

Les faits remontent au 30 décembre 1917, un dimanche après-midi, alors que trois internés s’activent « à la confection de crêpes, au moyen d’une sorte de farine que l’un d’eux avait trouvée dans le la paillasse de l’un de ses camarades, récemment renvoyé en Suisse » raconte le journaliste. « Celui qui tenait la queue de poêle, Peter Kaezimarec, âgé de 31 ans, sujet autrichien, en offrit obligeamment à deux de ses co-détenus, Armand Brünig, âgé de 19 ans et Jean Vehglener, 30 ans, tous deux sujets allemands qui en mangèrent plus ou moins modérément », trop heureux sans doute de pouvoir diversifier un régime alimentaire sans doute plus monotone encore pour ces détenus que pour le reste de la population, soumise à un nombre croissant de restrictions depuis le début de l’année 1917 avec la mise en place de tickets de rationnement entre autres. 

Dans les années 1950, le fort Surville à Groix. Carte postale. Collection particulière.

Mal leur en prit : « peu de temps après ce douteux régal, tous trois se sentirent pris de tiraillements d’estomac auxquels Vehglener put à peu près remédier en s’en allant absorber de l’eau tiède, tandis que son camarade évacuait naturellement l’aliment absorbé : tous deux se trouvèrent de la sorte rapidement hors de danger ». « Mais il n’en fut pas de même pour l’Autrichien qu’on vit bientôt se rouler à terre en proie à d’atroces convulsions ». D’ailleurs, malgré les soins prodigués par un médecin de l’île, « le malheureux expirait le soir même », « dans les plus vives souffrances » précise même le journal. L’enquête, rondement, menée, permet d’établir que « la matière que les trois internés avaient utilisée pour leur cuisine, la prenant pour de la farine, était de la poudre insecticide que le locataire du lit où elle fut trouvée, un nommé Lambert, avait rapportée d’un récent séjour à Kerlois », autre centre de détention de ces « indésirables » retenus dans le Morbihan, situé quant à lui près d’Hennebont.

La crêpe, une arme psychologique

Il va de soit – faut-il vraiment y insister ? – que si la crêpe put avoir le statut d’« arme de guerre », elle ne fut bien entendue jamais pensée ou perçue, malgré la tragique anecdote de Groix, comme une arme létale. En revanche, elle fut, par certains aspects, une « arme psychologique » dont surent user familles de poilus bretons comme autorités locales.

Les premières en expédient en effet régulièrement à destination du front. Certes, aux côtés du tabac, du chocolat ou de l’alcool, les colis contiennent surtout des conserves, du beurre – meilleur encore lorsqu’il est produit sur l’exploitation familiale ! –, de la charcuterie que l’on partagera avec les camarades de son escouade ou de son gourbi. Mais les crêpes sont aussi signalées régulièrement. Dans une carte postale qu’elle envoie en juin 1916 à son frère Yves, sous-lieutenant au 4e RI, alors sur le front dans le secteur de Verdun, une jeune fille de Quéménéven, Marie Tréllu, lui écrit par exemple : « Maman t’avait expédié du beurre dimanche » écrit-elle. « Quand elle aura du temps, elle te fera des crêpes ou un gâteau, comme tu voudras ». Originaire de Châteaulin, Gabriel Bauguion, artilleur au 3e RAP, dans une carte envoyée du front le 16 mai 1915, se réjouit de l’arrivée d’un nouveau paquet : « j’ai reçu le colis que tu m’as envoyé par la gare avec plaisir car je le croyais perdu » indique-t-il à son épouse Marie. Mais « le beurre, l’andouille, les crêpes et le chocolat, j’ai été obligé de les jeter », les délais de transport s’étant révélés trop longs pour que ces denrées soient encore consommables2. Et lorsque Jean-Louis Guillou, poilu d’Elliant écrit regretter de ne pouvoir arriver « pour tanva les crampous-guinis de Pardon St-Gily », « pour goûter les crêpes de froment du pardon de la Saint-Gilles », à l’automne 1915, il dit bien combien ces crêpes participent de la réaffirmation du lien entre le poilu et sa famille et, au-delà, sa « petite patrie »3.

Carte postale. Collection particulière.

Galettes et krampouz redonnent d’une certaine manière, sur le front, une matérialité – fut-elle gustative – à ce « pays » quitté depuis des mois souvent, qu’on ne revoit que de manière épisodique, à partir de l’été 1915, au gré des permissions.

Quel statut pour la crêpe ?

Mais la crêpe est aussi importante pour les populations de l’arrière, dans la mesure où elle constitue, en Bretagne, une des bases de l’alimentation des milieux populaires. De ce fait, elle est au cœur de débats récurrents quant à son « statut », notamment alors que les mesures de rationnement, restrictions, taxations se multiplient concernant les céréales et leur commercialisation, essentiellement sous forme panifiée. La plupart de ces textes réglementaires, pris de manière à assurer le ravitaillement des soldats sur le front tout en permettant de garantir celui des civils à l’arrière, valent cependant pour toute la France. Reste que, nulle part ailleurs qu’en Bretagne, ne se pose la question du « statut » de la crêpe.

La première « alerte » en ce domaine date du printemps 1917, ainsi que le rapporte le Journal de Pontivy dans son édition du 20 mai. « On sait que le laitage, le seigle et le blé noir constituent le fond de la nourriture des habitants de nos campagnes » explique le rédacteur de l’article. « Aussi grand a été l’émoi quand on a appris que pour ménager nos stocks de froment, on allait obliger nos paysans à en consommer mélangé au seigle et au blé noir dans le pain bis et leur interdire le pain de seigle pur, les crêpes et les galettes ». « C’était aller vraiment avec trop d’insouciance contre le but qu’on se proposait » conclut le journaliste d’autant que, dans le même temps, les premières mesures de restrictions – plus sévères encore – frappent les pâtisseries et potentiellement les crêpes si celles-ci venaient à y être assimilées.

Aussi, dès mai 1917, le préfet d’Ille-et-Vilaine, M. Juillard, demande et obtient du ministre du Ravitaillement « que la galette de blé noir, n’ayant aucun des caractères de la pâtisserie, mais constituant, au contraire, un aliment économique, bénéficierait du même régime que le pain », encore relativement épargné par les mesures visant à ménager les ressources. « Par suite, elle pourra continuer à être fabriquée avec la farine de sarrasin et à être vendue par tous les commerçants sans aucune restriction » ainsi que l’explique alors Le Nouvelliste du Morbihan dans son édition du 17 mai. « On s’en doutait bien un peu… » avait d’ailleurs titré le journal, tandis que le Journal de Pontivy du 20 mai suivant se réjouissait lui aussi de cette décision dans un article intitulé « Nous aurons des crêpes ». 

« Mangeons des crêpes » !

« Mangeons des crêpes » : tel est le sens de l’appel lancer d’ailleurs par le maire de Quimperlé à ses concitoyens, en juin 1917. Le but est simple : « réduire volontairement, pour ménager le blé, la consommation du pain et éviter surtout les gaspillages qui se produisent plus ou moins dans les familles ». L’édile suggère donc de revenir « aux vieux mets bretons », ainsi que le rapporte le Journal de Pontivy dans son édition du 10 mai : « crêpes, galettes, bouillies de blé noir et d’avoine qui constituent une alimentation aussi saine que savoureuse et permettent d’économiser le blé ».

Carte postale. Collection particulière.

Les choses se compliquent cependant en 1918, les céréales venant à manquer plus cruellement encore, poussant le gouvernement Clemenceau à adopter des mesures plus restrictives : nombre de prêtres bretons signalent ainsi, par exemple, se soumettre bien volontiers à ces nouveaux textes réglementaires rendant impossibles la distribution d’hosties lors du service divin, au nom de la nécessaire solidarité nationale4. La question de la crêpe refait surface dans le même temps. Le 19 février, les marchandes de crêpes de Pontivy, au nombre de 17, se réunissent ainsi sous la présidence du maire, en présence du conseiller municipal répartiteur de la farine. Selon ce dernier, la préfecture met « 5 quintaux de farine de sarrasin à la disposition de la municipalité  pour qu’ils soient répartis entre les marchandes de crêpes ». L’objectif de la municipalité est, selon lui, de faire « le possible […] pour que nous puissions continuer à manger des crêpes, qui sont une source d’alimentation pour nos contrées »5. Le 1er mars d’ailleurs, le conseiller municipal profite de la présence du préfet à Pontivy, à l’occasion du conseil de révision, pour obtenir l’octroi à la ville de « la quantité de farine de blé noir nécessaire à la fabrication des crêpes », signe de l’importance du sujet à ses yeux.

A Vitré, en avril 1918, ce sont les fabricantes de galettes qui prennent la plume et signent une pétition : « en interdisant, sauf aux producteurs, la fabrication de la farine de sarrasin », l’Etat aurait selon elles porté « un coup mortel au commerce des marchandes de galettes qui sont nombreuses dans notre ville ». Conscient du fait que « la galette constitue un aliment très recherché et très nutritif » qui peut « tenir lieu de pain dans beaucoup de ménages vitréens », le maire affiche d’ailleurs son total soutien aux galettières de la ville.

Soutien, mais aussi vigilance. En juillet 1918 d’ailleurs, à Vannes, c’est la question du « détournement » de cette farine de blé noir, ici aussi distribuée par la municipalité, qui se pose aux autorités locales. « Destinée en principe à permettre à une intéressante catégorie de modestes commerçantes de continuer leur commerce », la farine aurait ici « donné occasion à des spéculations regrettables » signale L’Union morbihannaise du 27 juillet. « C’est ainsi que le kilogramme cédé par la ville au prix de 0fr.60 aurait été revendu jusqu’à 1fr.60. », poussant l’administration municipale à rappeler que les revendeuses indélicates « seraient impitoyablement exclues des répartitions qui pourraient avoir lieu, sans préjudice des autres sanctions auxquelles elles s’exposent ».

Carte postale. Collection particulière.

Alors la crêpe, élément « stratégique » au cours de la Grande Guerre ? Bien évidemment pas, même vue de Bretagne. Il n’en reste pas moins que crêpes et/ou galettes6 constituent, pour l’historien, un « observatoire » des plus révélateurs des pratiques alimentaires, culturelles, économiques, sociales aussi d’une société en guerre. 

Yann LAGADEC

 

 

1 Sur ces « indésirables » retenus en divers lieux du Morbihan, du Finistère, des Côtes-du-Nord et de la Loire-Inférieure, voir RICHARD, Ronan, « "Etrangers" et "indésirables" en temps de guerre : représentations, politiques et pratiques à l'égard des populations nouvelles dans l'Ouest de la France en 1914-1918 », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 2002, n° 4, p. 147-161 et EVANNO, Yves-Marie, « Une prison », in Coll., Les Morbihannais dans la Grande Guerre, Vannes, Archives départementales du Morbihan, 2014, p. 46-51.

2 Nous remercions Yveline Le Grand et Jean-Luc Feillant qui nous ont communiqué les informations concernant ces deux exemples. Nous en profitons pour redire tout l’intérêt de ces travaux menés localement, qu’il s’agisse de ceux sur les poilus de Quéméneven ou de ceux sur Châteaulin pendant la Grande Guerre. Nous ne pouvons d’ailleurs que chaudement recommander la lecture de Châteaulin 14-18, le bulletin mensuel publié par Mémoires de Châteaulin (memoires.chateaulin@laposte.net).

3 Voir DOUGUET, Jean-François (éd.), Une famille de Basse-Bretagne face à la guerre. Correspondance de la famille Guillou (1914-1916), Ergué-Gabéric, Arkae, 2015, p. 96.

4 Dans son livre de paroisse, le curé d’Argentré, en Ille-et-Vilaine, note en 1918 que « par suite de la mesure gouvernementale imposant des tickets de pain individuels, il n’est plus possible de distribuer le pain bénit à toute l’assistance ». Certes, la mesure est en partie contournée, au moins d’un point de vue symbolique : « l’usage d’offrir du pain bénit est maintenu quand même, chaque dimanche un petit pain sera bénit et offert à la personne désignée en chaire, à son tour, pour offrir l’ancien pain bénit traditionnel ». Il n’en reste pas moins que la mesure est appuyée par l’épiscopat : c’est « par ordre de son Eminence le Cardinal [que] la distribution du pain bénit aux fidèles est supprimée dans tout le diocèse » comme le rappelle le curé de Guichen.  

5 Journal de Pontivy, 3 mars 1918.

6 Nous éviterons de rentrer ici dans le débat entre Hauts- et Bas-Bretons sur la dénomination à donner à la « crêpe » de sarrasin : crêpe ou galette ?