Le drame des Lourdines : une catastrophe censurée par la presse bretonne ?

Survenue le 8 décembre 1917, la catastrophe dite des Lourdines, du nom d’un dépôt de poudres situé sur la commune de Migné-Auxences, dans la Vienne, est caractéristique de ce processus dit de totalisation à l’œuvre au cours du premier conflit mondial. Mobilisées pour l’effort de guerre, 22 ouvrières périssent dans l’incendie d’un baraquement. Pourtant, la mémoire de ce drame demeure très localisée. Et pour cause, en Bretagne, par exemple, l’information est complètement passée sous silence, ce qui bien entendu ne relève aucunement du hasard. La presse est non seulement une arme mais un outil permettant la fabrique du consentement patriotique.

Carte postale. Collection particulière.

Installé dans une ancienne carrière de pierre, le dépôt de poudres des Lourdines emploie 300 femmes à la fabrication de gargousses, ces charges qui permettent à la pièce d’artillerie d’envoyer les projectiles. De tels ateliers ne sont pas rares et en Bretagne nombreuses sont les femmes à travailler dans des conditions le plus souvent très difficiles à cette tâche essentielle : on pense bien entendu à l’arsenal de Rennes mais aussi à la poudrerie de Pont-de-Buis, dans le Finistère. Leur rôle est essentiel puisqu’elles permettent en quelque sorte d’approvisionner le feu de l’armée : sans gargousses, il n’y a en effet pour l’artillerie aucun moyen de frapper les lignes ennemies. Mais le travail de celles que l’on désigne alors, et non sans une certaine forme de dédain du reste, les « Munitionnettes » s’effectue dans des conditions de sécurité le plus souvent précaires, au milieu d’importants stocks de poudre. Aussi, lorsqu’un incendie se déclare le 8 décembre 1917 dans un des baraquements des Lourdines, la catastrophe est aussi immédiate que l’explosion est violente…

La presse bretonne n’est pas prolixe sur ce drame. Celui-ci est évoqué dès le lendemain par La Dépêche de Brest mais en une brève très sibylline qui, de surcroît, insiste moins sur le nombre des victimes que sur le fait qu’on « a pu circonscrire l’incendie et préserver les bâtiments voisins »1. Il ne faudrait sans doute pas qu’une telle information puisse effrayer les personnels de la poudrerie de Pont-de-Buis, non-loin de Châteaulin… A Rennes et Saint-Brieuc, L’Ouest-Eclair et Le Moniteur des Côtes-du-Nord ne disent pas un mot du drame. De la même manière, les obsèques nationales des victimes de la catastrophe des Lourdines, célébrées le 13 décembre 1917 en présence du ministre de l’armement Louis Loucher, sont passées sous silence. Dans le Finistère, la Dépêche n’y consacre même pas un entrefilet, préférant dans sa « chronique locale » chanter l’honneur du 19e régiment d’infanterie de Brest, cette unité venant juste de se voir décerner la fourragère2.

Il est bien question dans les journaux d’une terrible catastrophe mais celle-ci survient de l’autre côté de l’Atlantique, à Halifax : dans le port canadien un navire norvégien heurte un cargo français chargé de munitions. L’explosion, qui fait plus de 2 000 morts et ravage le port le canadien, est d’une force à peine croyable et est d’ailleurs comparée par la Dépêche de Brest à celle de la Montagne pelée, en 1902. Pour autant, celle-ci est imputée de manière assez implicite aux agissements d’un Allemand qui se trouverait sur l’un des navires3. La logique nationale d’assignation joue ici pleinement, tout en cherchant à rappeler combien Berlin est un ennemi retors, agissant dans l’ombre. On sait en effet que les rumeurs d’opérations canadiennes en Amérique-du-Nord, et notamment au Canada, sont loin d’être exceptionnelles.

Lors des obsèques nationales des victimes de la catastrophe des Lourdines. Archives départementales de la Vienne.

Un tel – non – traitement de l’information interpelle et ne peut bien évidemment pas ne pas faire penser à Anastasie même si, en l’occurrence, il est difficile de savoir s’il s’agit réellement d’une censure opérée par les services de l’Etat ou de la plus insidieuse, mais toute aussi redoutable, autocensure des rédactions. Pour autant, ce silence de la presse bretonne doit être replacé dans le contexte du moment pour être bien compris. A Lorient, le Nouvelliste du Morbihan titre au lendemain de la catastrophe des Lourdines sur « les convulsions de la Russie » et n’hésite pas à ce propos à évoquer la perspective d’un « armistice »4. La situation en Russie est en effet aussi inquiétante qu’illisible pour les contemporains.  Ces troubles interviennent de surcroît quelques mois après le choc de l’échec de l’offensive sur le Chemin des Dames et de nombreuses marques de fatigues, entre mutineries et grèves. Certes, l’entrée en guerre des Etats-Unis a pu regonfler le moral de l’opinion mais la mise sur le pied de guerre de l’Oncle Sam est lente, l’armée américaine n’étant en cette fin 1917 pas encore en mesure de peser sur le champ de bataille, et de contrebalancer une éventuelle sortie russe du conflit. Dans ces conditions, on comprend que le Nouvelliste du Morbihan, à l’image de la presse bretonne, préfère insister sur les « bonnes nouvelles » et publier un article sur la remise de la Croix de guerre au drapeau 62e régiment d’infanterie de Lorient plutôt que d’évoquer la catastrophe des Lourdines, drame qui quoi qu’on en dise révèle quelque part la fragilité de l’effort de guerre français.

Erwan LE GALL

 

 

1 « Incendie dans une usine de munitions », La Dépêche de Brest, n°11 814, 9 décembre 1917, p. 3.

2 « Honneur au 19e régiment », La Dépêche de Brest, n°11819, 14 décembre 1917, p. 2.

3 « L’épouvantable catastrophe d’Halifax », La Dépêche de Brest, n°11 814, 9 décembre 1917, p. 1.

4 « Les convulsions de la Russie », Le Nouvelliste du Morbihan, n° 240, 9 décembre 1917, p. 1.