Les Américains et la gestion des ports bretons pendant la Grande Guerre

C’est un curieux coup de g… que pousse le commissaire en chef de la Marine Henry Laurier dans L’Ouest-Eclair, le 7 janvier 19181. Tout juste placé dans le cadre de réserve, étant atteint par la limite d’âge, ce qui d’ailleurs explique sa liberté de ton, il prend sa plume pour protester contre « l’avortement de l’autonomie des ports de commerce ». Ce propos parait de prime abord abscons et pour tout dire assez nébuleux, surtout en cette période censément régie par l’Union sacrée, mais lève en réalité le voile sur l’aubaine économique que représente l’arrivée des Américains sur les côtes de Bretagne à partir de l’été 1917.

Carte postale. Collection particulière.

En théorie, la loi du 5 janvier 1912 donne une personnalité juridique autonome aux ports, ceux-ci étant le plus souvent gérés par les Chambres de commerce. Dans cet article, Henry Laurier explique que le Ministère des Travaux public ne voit pas d’un bon œil ces nouvelles dispositions qui rognent considérablement ses attributions. Mais ce que ne dit en revanche pas le commissaire en chef de la marine, c’est que la Grande Guerre ne fait rien pour arranger la chose. En effet, l’économie qui se met en place au fur et à mesure que se prolonge le conflit confère une place toujours accrue à l’Etat qui devient, notamment dans le secteur industriel, à la fois le principal client (que l’on songe aux usines d’armements) mais aussi, bien souvent, le principal pourvoyeur de main d’œuvre, par le biais des affectés spéciaux notamment. Cette dimension est extrêmement sensible dans les ports bretons, et plus encore à partir de l’été 1917 à Saint-Nazaire, puis à Brest, quand les premières unités du corps expéditionnaire levé par les Etats-Unis commencent à débarquer. Les principaux clients sont bien évidemment les navires de l’Oncle Sam et la main d’œuvre – les dockers – est fournie par l’Armée, par l’intermédiaire de prisonniers de guerre allemands affectés au déchargement.

Bien évidemment, les ports en tant que personnes morales sont incapables de s’opposer à la moindre décision relative au débarquement des Doughboys, celles-ci étant prises au plus haut niveau politique et militaire. Tout juste peuvent-ils se livrer à une compétition à fleuret moucheté pour savoir qui de Brest ou de Saint-Nazaire sera le premier à accueillir ces si riches Américains, et ainsi pouvoir enregistrer de substantielles recettes. Ajoutons du reste qu’en cela, ils ne font nullement exception puisqu’on sait que nombreux sont les acteurs économiques à raisonner de la sorte. Dès lors, il n’y a finalement rien d’étonnant à voir le port de Saint-Nazaire réclamer au corps expéditionnaire américain, sitôt l’Armistice conclu, la perception des droits de quais…

Et c’est là sans doute où l’argumentation d’Henry Laurier est la plus convaincante. A l’en croire, les dirigeants des ports bretons seraient incapables de faire valoir leurs intérêts face à l’Etat :

« On a prétendu que les Chambres de commerce des grands centres maritimes, les plus directement intéressées dans la question, n’avaient rien fait pour lutter contre cette campagne obstructionniste de l’Administration. Mais dans ces sphères, on n’aime guère les conflits avec les pouvoirs publics, car chacun y dépend d’eux plus ou moins par des liens officiels ou officieux, quand ce ne sont pas des liens privés. »2

L'activité sur le port de Saint-Nazaire pendant la présence américaine. Carte postale. Collection particulière.

La charge est subtile mais ne peut pas ne pas faire penser aux conflits d’intérêts – si on ose cette expression par bien des égards anachronique – qui existent dans l’estuaire de la Loire. En effet, à Saint-Nazaire, le président de la Chambre de commerce Louis Brichaux, et donc le véritable patron du port, est aussi le maire de la ville, mais également l’un des principaux importateurs de charbon, et à ce titre l’un des principaux clients du port. Cette multiplicité des casquettes pour un seul et même homme invite par conséquent à réinterroger son rapport au corps expéditionnaire américain puisque s’il ne fait rien pour s’opposer à sa venue – bien au contraire ! – il se révèle être aussi un défenseur méticuleux de ses intérêts particuliers, quitte parfois à s’opposer durement aux Doughboys. Ce faisant, Louis Brichaux rappelle que, dans ce conflit que l’on dit total, l’effort de guerre ne prime pas tout et que la sauvegarde des intérêts individuels reste au cœur des préoccupations des acteurs. Et parfois, ceux-ci prennent même le dessus…3

Erwan LE GALL

 

 

 

1 LAURIER, Henry, « L’avortement de l’autonomie des ports de commerce », L’Ouest-Eclair, 19e année, n°7645, 7 janvier 1918, p. 1.

2 Ibid.

3 Pour de plus amples développements, on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018.