Quand le volage passe en conseil de guerre : liens du mariage et union sacrée

C’est une curieuse affaire dont se saisit, au début du mois d’août 1917, le conseil de guerre de la 10e région militaire siégeant à Rennes : un soldat du 25e régiment d’infanterie de Cherbourg, un dénommé Georges-Jules Grisat, est jugé pour… polygamie1. Prêtant volontiers à sourire, l’acte d’accusation n’en constitue pas moins un sujet historique particulièrement intéressant. C’est en effet un puissant rappel des normes patriotiques ayant alors cours qui se révèle à l’occasion de ce procès, où plus précisément de la recension qu’en fait la presse locale.

R>ennes: le Conseil de guerre de la 10e région militaire. Carte postale. Collection particulière.

Il est vrai que celui-ci se déroule dans un climat particulièrement tendu. L’échec du Chemin des Dames est encore dans toutes les mémoires et un vent de révolte semble même pouvoir déstabiliser les institutions : des mutineries dans les arrières-fronts et des grèves à l’arrière. Certes les Américains sont entrés en guerre mais les premiers débarquements de Doughboys, à la fin du mois de juin 1917, masquent mal la réalité : le corps expéditionnaire levé par Washington n’est pas prêt à combattre et les Etats-Unis ne pèseront pas sur le champ de bataille avant de longs mois. Et pendant ce temps, la Russie est aux prises avec les plus grands troubles…

C’est dire si ce climat particulièrement lourd contraste singulièrement avec l’affaire, tragiquement triviale, qui conduit Georges-Jules Grisat devant le conseil de guerre de la 10e région militaire siégeant à Rennes, celui-là même où fut jugé Dreyfus ainsi que trois officiers coupables de désobéissance à l’occasion des inventaires des biens de l’Eglise. Volage, l’accusé a trompé sa femme, par ailleurs mère de ses deux enfants, avec une autre, avec qui il a contracté une nouvelle union. Faisant croire au décès de sa première épouse, il parvient donc à tromper l’état-civil et à se marier deux fois.

Le dossier est de prime abord des plus classiques et ne recèle, à dire vrai, pas grand-chose d’intéressant. Le soldat Grisat jure sa bonne foi et explique qu’il croyait sa première épouse, une certaine Rose Wattier épousée en juillet 1912, décédée en septembre 1914. L’accusation démontre pour sa part que rien ne l’autorisait à se croire veuf et insiste sur des délits de faux et usages de faux : l’établissement d’un certificat attestant la mort de sa première femme pour convoler avec une seconde, la jeune Augustine Le Chevillier, originaire de Lanrodec, dans les Côtes-du-Nord. Rien que de plus attendu en de telles circonstances puisque chacune des parties joue méticuleusement la partie qu’il convient d’interpréter en un tel théâtre. L’affaire est d’ailleurs vite jugée et le prévenu condamné dans la soirée à « cinq ans de réclusion, à la dégradation militaire, à cinq ans d’interdiction de séjour et 100 francs d’amende ».

Carte postale. Collection particulière.

Mais là n’est pas le plus intéressant. Plus que la sanction judiciaire, c’est le jugement moral de L’Ouest-Eclair, qui relate l’affaire, qui est instructif. Rose Wattier et Georges-Jules Grisat sont en effet originaires de Reims et c’est à la faveur de l’occupation allemande que le contact entre les deux époux est rompu. Et c’est cette atteinte à l’Union sacrée territoriale  symbolisée par la violation des liens eux-mêmes sacrés du mariage qui est insupportable au journal catholique : « Pour n’importe lequel d’entre nous, il est d’un mauvais français d’oublier les tortures souffertes par nos compatriotes dans les pays foulés par les bottes allemandes, à plus forte raison est-il criminel pour un originaire de ces contrées, de séparer son sort de celui des êtres dont le cœur saigne, là-bas, vers l’Est dans la séparation, et dont la vue n’a de but que dans l’espérance de se revoir au jour de la victoire inéluctable, splendide, vengeresse de tant de mois d’infamies ! »

Erwan LE GALL

 

1 « Un bigame en Conseil de guerre », L’Ouest-Eclair, 17e année, n°6487, 11 août 1917, p. 3.