Verdun à front renversé : quand les Français saignent à blanc les Allemands

Bien qu’éminemment meurtrière, Verdun n’est pas une simple bataille. Elle est la définition même de la guerre industrielle, et déshumanisée, où les belligérants impuissants à percer les lignes de l’ennemi cherchent à l’user à mort. Cette vision est d’ailleurs popularisée par un mémorandum rendu au kaiser Guillaume II à Noël 11915 par le général Falkenhayn, rapport qui préconise de fixer les troupes françaises à Verdun non pour franchir leurs tranchées mais pour les user, les « saigner à blanc ». Sauf que les historiens A. Prost et G. Krumeich réfutent cette grille lecture, élaborée a posteriori par l’officier allemand pour justifier l’échec de l’offensive lancée le 21 février 19161.

Mitrailleuse en action au fort de Vaux, novembre 1916. BDIC: VAL 198/142.

Pour autant, force est de constater que cette idée n’est pas totalement absente des colonnes de l’édition du 27 mars 1916 de L’Ouest-Eclair, même si ici, mobilisation patriotique oblige, elle joue à rebours, pour ne pas dire à front renversé. La rubrique de « dernière heure », compilant les nouvelles les plus récentes par « fil télégraphique spécial » avec Paris, se base ainsi sur un article publié par le Times de Londres, référence sérieuse donc irréfutable, quoiqu’alliée, pour questionner la stratégie allemande à Verdun. Le propos est simple et à double tranchant : « On se demande ce qui se passe réellement à Verdun et l’on se perd en conjectures sur les raisons pour lesquelles le commandement allemand s’obstine à donner des coups de tête contre ce mur de pierre »2.

L’idée première est donc, et ce de manière classique, de dénigrer l’ennemi, de nier son aptitude à avoir une stratégie pertinente, efficace. Mais le versant, le corolaire, d’un tel discours est de mettre en valeur la résistance française sur cette portion de front et de (re)mobiliser les lecteurs du quotidien breton – et peut-être même les quelques combattants abonnés qui reçoivent leur journal en tranchées, certaine unités tenant garnison dans la péninsule armoricaine participant effectivement à ces combats – sur les bases d’un patriotisme défensif. En effet, contrairement à l’offensive du 1er juillet 1916 où ce sont les Britanniques et les Français qui attaquent, à Verdun ce sont les Allemands. Or cette dimension est essentielle pour comprendre non seulement la place de cette bataille dans la mémoire collective mais également le discours du quotidien rennais, sorte de métaphore du célèbre « Ils ne passeront pas ! »

En d’autres termes, non seulement les Français sont à Verdun dans leur bon droit puisqu’ils repoussent une offensive ennemie, dans une guerre dont la responsabilité est de toute manière imputée à l’ennemi, mais ils combattent efficacement, et avec « sang-froid ». A en croire L’Ouest-Eclair, le Times salue en effet « les canons français » qui sont « nombreux » et « ne cessent de tirer ni de jour ni de nuit ».  Les hommes sont eux choyés puisque la « tactique française », jugée « habile » par le célèbre quotidien anglais, « consiste à donner aux divisions qui ont pris part à des combats sérieux le repos nécessaire, afin de prévenir une réduction de qualité dans leur valeur ».

L'ossuaire et le cimetière de Douaumont. Carte postale. Collection particulière.

Dans ces conditions, les troupes allemandes ne peuvent non seulement qu’échouer à Verdun, mais s’affaiblir. Et c’est précisément ce qu’explique en termes très explicites un autre article de ce même numéro de L’Ouest-Eclair, publié cette fois-ci en première page, toujours à partir d’informations venant de Londres. Et ce sont les pertes qui cette fois-ci tiennent le haut du pavé puisque le quotidien breton n’hésite pas à affirmer que les forts de Douaumont et Vaux « ont couté 200 000 hommes aux Allemands »3. Opposant celui-ci, « acharné et furieux », au « Français inébranlable », l’article distille l’idée que non seulement les attaques sur Verdun sont inopérantes mais que, de surcroît, elles contribuent à « saigner à blanc » les troupes du général Falkenhayn.  Ajoutons d’ailleurs que ce propos fait puissamment écho à celui publié dans la rubrique de « dernière heure » puisqu’à en croire le quotidien rennais, le Times de Londres affirme que devant Verdun « les Allemands continuent d’épuiser jusqu’à l’extermination leur armée ». S’il y a bien une chose que les belligérants partagent sur ce champ de bataille, c’est bien cette métaphore de l’épuisement.

Erwan LE GALL

 

1 PROST, Antoine et KRUMEICH, Gerd, Verdun 1916, Paris, Tallandier, 2015, chap. 1 : Pourquoi Verdun ?

2 « Puissante défense autour de Verdun », L’Ouest-Eclair, 17e année, n°6223, 27 mai 1916, p. 4.

3 « Douaumont-Vaux ont couté 200 000 hommes aux Allemands », L’Ouest-Eclair, 17e année, n°6223, 27 mai 1916, p. 1.