Les bombardements : un spectacle « féérique » ?

« La guerre d’aujourd’hui offre des spectacles abominables et magnifiques. Il n’est pas rare que, sur le front même, les combattants s’arrêtent pour admirer des aspects d’horreur dont aucun metteur en scène ne saurait donner la plus lointaine impression. »

Réagissant à l’explosion d’un dépôt de munitions en 1917, Le Miroir présente un aspect de l’expérience combattante qui, à bien des égards, pourrait sembler surprenant1. En effet, en ce qu’elle a de moderne, la guerre répulse autant qu’elle fascine. A l’automne 1914, certains curieux, particulièrement inconscients du danger qu’ils encourent, tentent même de s’approcher au plus près du front afin d'admirer les combats2… Des comportements similaires sont de nouveau observés, vingt-cinq ans plus tard, à l’occasion des bombardements qui touchent la Bretagne durant la Seconde Guerre mondiale. Insouciants, ces hommes et ces femmes ne le sont peut-être pas. Pour la plupart, ils ne prennent pas la mesure d’un danger qu’ils pensent minime, convaincus que les munitions ne visent que des cibles stratégiques précises

Un spectacle fascinant. Collection particulière.

Il faut bien reconnaître que les bombardements nocturnes ont de quoi susciter l’admiration des civils puisque ces opérations aériennes offrent un « spectacle » unique – et gratuit – que l’on parvient à observer, parfois, à plusieurs dizaines de kilomètres. Raymond Jaffrézou assure ainsi distinguer les faisceaux des protecteurs de la Flak de Lorient depuis… Rostronen !3 Le balisage de la cible, le chassé-croisé des lumières produites par les balles traçantes et les projecteurs de DCA puis l’apothéose de l’explosion sont régulièrement assimilés, dans les témoignages, à un véritable « feu d’artifice »4. Instituteur à Larmor-Plage, Joseph Le Corvec contemple à plusieurs reprises les attaques dirigées sur Lorient. Le 27 septembre 1940, lors du premier grand bombardement meurtrier qui touche la cité morbihannaise, il note sur son journal :

« Depuis dix minutes c’est le grand orchestre ; les détonations sont ininterrompues… le spectacle est féérique. La ville est illuminée par des dizaines de fusées éclairantes qui se balancent mollement à quelques centaines de mètres de hauteur. » 5

A quelques kilomètres, Roger Le Coupanec décrit, lui aussi, l’embrasement de Lorient comme un spectacle « à la fois fascinant et terrible »6. Partout en Bretagne, des civils partagent ces mêmes émotions. Interrogés par l’historienne Lindsey Dodd un demi-siècle après les évènements, de nombreux Brestois, adolescents au moment des faits, admettent avoir contemplé, à quelques occasions, certaines de ces agitations nocturnes7.

Les bombardements de jour offrent un spectacle tout aussi admirable. Le survol des avions, parfaitement alignés, et dont la carlingue resplendit au soleil, suscite l’admiration de milliers de civils qui, de manière ambivalente, ont parfaitement conscience que ces appareils s’apprêtent à tuer mais ne peuvent s’empêcher d’admirer le « spectacle »8. C’est ainsi que, le 9 novembre 1942, les jeunes apprentis des Chantiers de Saint-Nazaire sortent de leur atelier pour être « au premier rang », prélude d’un drame ayant durablement marqué les mémoires. Le 16 septembre 1943, alors qu’il est dans le train en direction de Saint-Nazaire, un Nantais, qui ignore naturellement le drame qui s’apprête à toucher sa ville, n’est même pas étonné de constater qu’au moment où l’alerte résonne, « tout le monde [dans le wagon] se mit à la fenêtre » afin de mieux observer les avions alliés9.

A Saumur, Maine-et-Loire, le pont Fouchard en 1944. Collection particulière.

Évidemment, ces imprudences provoquent de nombreux drames. Le fameux « massacre des apprentis », à Saint-Nazaire, en est une triste illustration mais bien d’autres exemples existent. Le 1er septembre 1940, un jeune pêcheur lorientais, paisiblement accoudé à sa fenêtre, est ainsi tué par un éclat d’obus10. D’ailleurs, les Bretons ne sont pas les seuls à braver ainsi le danger. Si un décompte précis est difficile à établir, l’administration estime que lors de certains bombardements, comme lors de celui de Biarritz le 27 mars 1944, 80% des victimes « sont des personnes qui se trouvaient chez elles au moment de l’attaque et qui sont sorties pour voir »11. Mais cette inconscience reste toutefois difficile à saisir. A l’image du Brestois Leopold Turgot, la majorité des civils des villes régulièrement concernées par les bombardements alliés ne se soucient pas du spectacle12. Le danger vient plutôt des habitants qui n’ont pas l’habitude des bombes et qui pensent naïvement que ces dernières visent uniquement des sites stratégiques et non des lieux d’habitation… Tel que le concluait déjà Le Miroir en 1917, si la guerre peut être, parfois, assimilée à une « féérie », c’est « une féérie qui coûte seulement un peu cher » 13.

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

 

1 « Explosion d’un dépôt de munitions en Flandre », Le Miroir, 16 décembre 1917, p. 7.

2 Voir par exemple AUSTIN, Walter, A war zone gadabout : being an authentic account of four trips to the fighting nations during 1914, ‘15, ‘16, Boston, R.H. Hinkley Company, 1917. Pour plus de précisions, on se permettra de renvoyer à EVANNO, Yves-Marie, et VINCENT, Johan, « Tourisme et Première Guerre mondiale. Pratique, prospective et mémoire (1914-2014) », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°6, été 2015, en ligne.

3 JAFFREZOU, Raymond, Un jeune breton dans la guerre, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 59.

4 Le terme est également repris dans la presse comme, par exemple, dans Le Phare de la Loire du 29 décembre 1940 (Archives départementales du Morbihan, 2 W 15932, coupure de presse).

5 Cité dans LEROUX, Roger, « Bombes sur Lorient (1940-1945) », Les cahiers de l’Iroise, n°52, 1966, p. 242.

6 HUCHET, Patrick, LUKAS, Yann et MOY, Maryvonne, Histoire du Pays de Plœmeur, Plomelin, Editions Palantines, 2007, p. 104.

7 DODD, Lindsey, Children under the Allied Bombs : French 1940-1945, Université de Reading, thèse de doctorat, 2011, p. 124. La référence est ici rapportée par KNAPP, Andrew, Les Français sous les bombes alliées (1940-1945), Paris, Taillandier, 2014 (réed. 2017), p. 401.

8 KNAPP, Andrew, Les Français sous les bombes alliées, op. cit., p. 402.

9 Ibid.

10 LEROUX, Roger, Le Morbihan en guerre (1939-1945), Mayenne, ERO, p. 36.

11 Arch. nat. : F7/14901BDP n°39, avril 1944. Rapport cité dans KNAPP, Andrew, Les Français sous les bombes alliées, op. cit., p. 399.

12 TURGOT, Léopold (édition éditée par JAOUEN, Hervé), Si loin des îles… De Brest bombardé à Huelgoat libéré, Châteaulin, Locus Solus, 2015.

13 « Explosion d’un dépôt de munitions en Flandre », Le Miroir, 16 décembre 1917, p. 7.