Un notaire au service de la Résistance… et du général de Gaulle ?

Juger la réussite d’un homme politique sur le seul critère de la portée nationale de son engagement public est réducteur. En effet, de la même manière que la micro-histoire offre un regard complémentaire des études à grande échelle, étudier le destin de notables locaux permet de mieux comprendre le fonctionnement d’une société à une époque donnée. La biographie d’Yves Kerrand le confirme parfaitement et montre le poids de la figure tutélaire de l’homme du 18 juin et, de manière plus générale, de la Résistance. « Modeste » conseiller général et maire de Locminé, il est en effet un gaulliste parmi les plus influents de Bretagne...

L’intensification des bombardements stratégiques rend encore plus nécessaire la récupération des pilotes abbatus par les Allemands. Wikicommons.

Yves Kerrand naît à Locminé le 13 juin 1901. Son père, maire de la commune, est également le principal notaire de la région. Yves Kerrand passe l’intégralité de son enfance dans la petite commune morbihannaise où il se lie d’amitié à Hervé Laudrin, d’un an son cadet. Au sortir de la Première Guerre mondiale, le jeune homme quitte temporairement le cocon familial et part étudier à Nantes. Mais son destin ne saurait s’écrire en dehors de son département natal. En 1927, de retour à Locminé, il reprend l’étude notariale fondée par son grand-père en 1872. Huit ans plus tard, porté par le prestige familial, Yves Kerrand est aisément élu au conseil municipal de Locminé mais siège dans l’opposition : ce sont en effet les radicaux-socialistes du maire sortant Julien Le Roy qui l’emportent cette année-là. La position de notabilité ne fait donc pas tout…

Non mobilisé en 1939 car père de famille nombreuse, c’est depuis son village qu’Yves Kerrand assiste à l’arrivée des Allemands1. Décidant de se faire discret, il démissionne du conseil municipal en 1941, non sans avoir auparavant accusé le maire d’avoir trop efficacement orienté une enquête de police dans une affaire de tracts anglophiles, et se consacre pleinement à son activité de notaire. Son destin bascule en janvier 1943 lorsqu’il est contacté par Pierre Ropert. Ce dernier s’est vu confier la mission, quelques jours plus tôt, de créer une ramification du réseau Pat O’Leary2. Et pour cause, la récupération des aviateurs alliés abattus en plein vol par la DCA allemande devient rapidement une priorité pour les Alliés. C’est pourquoi, du fait de sa connaissance du parc immobilier de la région, Yves Kerrand devient un relais idéal pour la Résistance.

L’efficacité de la branche bretonne de Pat O’Leary ne tarde pas à inquiéter les Allemands. Après une minutieuse enquête, ils remontent progressivement la filière et lancent un premier coup de filet en juin 1943. Si Pierre Ropert est arrêté, Yves Kerrand n’est pas inquiété. Pas encore… Deux mois plus tard, le 30 août, a lieu une deuxième vague d’arrestations. Cette fois, en pleine nuit, les Allemands se présentent au domicile du notaire. Malicieusement, alors qu’on lui demande de préparer une valise, il en profite pour passer par une fenêtre et s’enfuir3. Activement recherché, Yves Kerrand vit pendant plus d’un an dans la clandestinité, se déplaçant uniquement la nuit. Il ne revient qu’à deux occasions à son domicile : la nuit de Noël 1943 puis « deux ou trois jours » dans le courant du mois de février 1944 pour y établir…. sa déclaration d’impôts4.

Locminé au début des années 1950. Carte postale. Collection particulière.

Yves Kerrand ressort du conflit avec le prestige que lui confère son engagement au sein de l’armée des ombres. Placé à la tête du Comité local de Libération, il est nommé maire de Locminé en septembre 1944 puis est plébiscité par ses compatriotes lors des élections suivantes. Réélu, à la tête d’une liste Front national d’union républicaine d’intérêts communaux, maire en 1945 avec plus de 57e% des suffrages, il devient également conseiller général, prend la présidence de l’Amicale des anciens FFI du canton de Locminé5 et préside de nombreuses institutions, de l’Office départemental HLM aux syndicats d’adduction d’eau et d’électrification de Locminé. A cette époque, les autorités morbihannaises considèrent  qu’il est « imbattable chaque fois qu’il se présentera à une élection quelconque »6. Pourtant, Yves Kerrand n’aspire pas à davantage. Il limite au contraire ses ambitions et refuse de se lancer dans la quête d’un mandat national afin de ne pas délaisser son étude de notaire. L’homme reste malgré tout l’un des principaux leaders du RPF dans le Morbihan, parti auquel il adhère dès sa création. Même s’il prend ses distances avec le parti au début de la décennie suivante, il n’en demeure pas moins un gaulliste convaincu, et éminent. En mai 1958, à la suite des évènements d’Alger, il devient ainsi vice-président du Comité républicain pour le recours au général de Gaulle7.

En mars 1965, bien que se sachant malade, il se représente aux élections municipales mais est battu par son ami d’enfance, l’abbé Hervé Laudrin, au pedigree gaulliste et résistant sans doute chimiquement plus « pur ». Mais là n’est pas la seule explication à cette défaite. Yves Kerrand est en effet bien représentatif des dissensions qui opposent indépendants de droite – alors dans le sillage de Raymond Marcellin – et Gaullistes au sein même du large spectre des soutiens au Général. Celles-ci sont profondes et, en 1967, il est une nouvelle fois battu par l’abbé Laudrin lors des élections cantonales. L’année suivante, il transmet son étude à son fils et décède six ans plus tard, le 10 juin 1973 à l’âge de 72 ans8. Sa carrière politique montre quel peut-être, dans une circonscription de basse-Bretagne, le poids de l’étiquette gaulliste au cours des années 1945-1968.

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

 

1 Archives départementales du Morbihan, R 2341, classe 1921, matricule 87.

2 Le réseau Pat O’Leary est spécialisé dans la recherche des aviateurs alliés tombés en territoire occupé afin de les exfiltrer vers l’Angleterre via l’Espagne. Le réseau, dirigé depuis Marseille, s’étend en France à partir de 1942 mais il peine à se développer en Bretagne. En janvier 1943, Pierre Ropert créé en à peine quinze jours une ramification d’une importante filière dans le secteur de Pontivy.

3 LEROUX, Roger, Le Morbihan en guerre (1939-1945), Mayenne, Ed. régionales de l’Ouest, 1977, p. 355.

4 Archives départementales du Morbihan, 41 J 5, entretien d’Yves Kerrand mené par Roger Leroux, sans date.

5 « Me Yves Kerrand, ancien conseiller général et ancien maire de Locminé », Ouest-France, 13 juin 1973, p. 11.

6 Archives départementales du Morbihan, 1526 W 472, notice individuelle d’Yves Kerrand, [milieu des années 1950].

7 Archives départementales du Morbihan, 1526 W 236, note d’orientation n°30 des renseignements généraux, juin 1958).

8 « Mort de Yves Kerrand », La Liberté du Morbihan, 13 juin 1973, p. 6.