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Algérie : mémoires vives
Entreprendre une démarche historiographique sur l’année 1958 à l’occasion du 60e anniversaire de ce moment aussi complexe que singulier revient, en quelque sorte, à tenter de répondre à une certaine forme de demande sociale d’histoire1. Mais, pour ce faire, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, il est indispensable de connaître l’état de la mémoire sur la question, autrement dit d’objectiver cette vision subjective du passé pour mieux déconstruire les discours, nuancer les représentations, bref accorder autant que faire se peut le souvenir sur la fréquence du savoir académique. C’est bien en cela que la très utile synthèse que publie R. Dalisson sur « l’impossible commémoration » de la guerre d’Algérie trouve tout naturellement sa place dans ce numéro d’En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne2. La dette Halbwachs L’auteur n’est franchement pas un inconnu et celles et ceux qui s’intéressent à ces questions connaissent ses livres importants sur le 11 novembre, les commémorations organisées par l’Etat français sans oublier sa distinguée synthèse sur les guerres et la mémoire3. Dans cet ouvrage, sans doute est-ce cette fine connaissance du sujet, et des écrits du sociologue Maurice Halbwachs, qui conduit l’auteur à tout d’abord se focaliser sur les « racines du problème commémoratif », cadre social d’une mémoire d’autant plus complexe qu’elle est morcelée en plusieurs visions particulièrement antagoniques de la période 1945-19624.
En effet, c’est bien à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale que R. Dalisson développe son analyse, puisqu’à l’en croire « tout remonte à mai 1945 et aux émeutes du Constantinois » (p. 13). Au sud de la Méditerranée, le 8 mai tient une place à part dans le récit national, « représentation idéalisée de l’héroïsme algérien opposé à la barbarie coloniale et meurtrière des Français » (p. 14). Mais la superposition des mémoires sur cette date symbolique ne se limite pas à une simple concordance calendaire des souvenirs. L’auteur a en effet parfaitement raison de souligner le rôle, en tant que grille de lecture du réel en cours, de la Seconde Guerre mondiale dans le conflit algérien, nombreux étant les « engagés qui assimilent les actions du FLN et des rebelles à celles des nazis » (p. 18). Ce faisant, se dégage une vision complexe et subtile du souvenir qui est à la fois acteur du conflit et stigmate des traumatismes subis. Ceux-ci sont d’ailleurs nombreux et sont la source de culture victimaires d’autant plus solidement ancrées qu’elles sont inconciliables dans un récit unique. On pense bien évidemment aux harkis qui tiennent une place importante dans cet ouvrage. Mais on aurait tort d’oublier les appelés du contingent, victimes d’une guerre longtemps sans nom et qui eux aussi peuvent avancer des récits particulièrement saisissants. C’est ainsi que R. Dalisson rappelle que 52% des soldats tués en Algérie sont des appelés, soit 13 000 civils sous uniforme, chiffre réellement impressionnant auquel « il faut ajouter 70 000 blessés, sans compter les traumatismes psychologiques » (p. 29). Ces chiffres sont d’autant plus saillants qu’ils contrastent singulièrement avec les très faibles taux d’insoumission observés pendant période5, ce qui permet sans doute de comprendre pourquoi les plaies sont encore aussi vives. Du côté des militaires de carrière, le contexte est également bien dépeint, notamment en ce qui concerne le rôle de deux défaites cuisantes, l’Indochine d’une part, Suez d’autre part (p. 42). Si la première est régulièrement invoquée, tel est malheureusement moins le cas de la seconde. Or ce sont bien ces deux échecs qui rendent aussi impensable, pour toute une partie de l’opinion française, la perspective d’une perte de l’Algérie.
En revenant ainsi longuement sur les cadres sociaux de la mémoire de la guerre d’Algérie, l’auteur pose tous les enjeux de ce souvenir protéiforme, pour ne pas dire schyzophrène. Mais, évitant de tomber dans le piège du confortable mais trompeur surplomb que confère un recul de 60 ans, R. Dalisson rappelle que ce conflit est pour bon nombre de contemporains difficilement compréhensible (p. 46-47). De Bretagne, pour ne considérer que ce seul espace, les enjeux sont en effet aussi lointains que complexes et la presse n’aide pas à mieux comprendre ces « événements » (p. 49) : « […] la guerre est largement déformée par les médias qui ne la montrent que du point de vue officiel, colonisateur et métropolitain. Elle est comme aseptisée, sauf pour les familles de morts, blessés ou disparus d’autant qu’elle n’existe officiellement pas. Sauf rares exceptions, elle n’est vue que d’un côté et les moyens d’information mettent tous les Algériens dans le camp des terroristes, et les pieds-noirs dans celui des victimes des barbares même si on les considère parfois comme des exploiteurs. Quant aux soldats, ils sont présentés comme les protecteurs de l’honneur pays, simples victimes collatérales des circonstances. » Autant d’éléments qui, dans la péninsule armoricaine, permettront de mieux comprendre et contextualiser la position de Ouest-France étudiée il y a quelques années par J. Thouroude6. Les doxas victimaires Dès lors, on ne peut que saisir pourquoi la guerre d’Algérie est la source d’un tel champ de batailles mémorielles, espace du souvenir synthétisé en quelques magnifiques mais percutants mots par l’auteur (p. 52): « Dès lors, les mémoires militaires ou civiles divergent, s’enfoncent dans la rancœur et le déni, voire la clandestinité. Elles se contredisent et se sclérosent, se veulent l’histoire qu’elles entendent relire, alors qu’elles ne sont que mémoires douloureuses, magnifiées et affectives. » Chaque mémoire est dès lors décryptée dans une perspective diachronique, l’analyse se focalisant tant sur la chronologie que sur les discours et ses vecteurs. C’est ainsi par exemple que du point de vue des harkis, les années 1970 constitueraient à en croire l’auteur un véritable tournant, celui d’une « seconde mémoire des harkis » portée par la génération des enfants nés en France (p. 72). Pour les appelés, l’accent est placé sur les groupements d’anciens combattants car « comme les soldats se taisent individuellement, les associations les remplacent en racontant une mémoire collective qui ne reflète pas forcément la diversité des expériences » (p. 58).
Au final, cet agréable volume dit parfaitement le paradoxe de ce souvenir quasi omniprésent (p. 130), mais se rapportant à un passé officiellement passé sous silence. Car ce qui ressort fondamentalement au terme de cette étude, c’est la manière déplorable dont ces différentes « crises de mémoire »7, sont gérées par la puissance publique tout au long des quelques 55 années qui nous séparent du cessez-le-feu en Algérie. Les atermoiements autour du qualificatif de guerre sont à cet égard particulièrement révélateurs (p. 97-103) de la confusion des genres entre d’une part une histoire dont l’écriture se poursuit et, d’autre part, une mémoire impossible : comment, en effet, rendre hommage à ces anciens combattants qui, pour n’avoir pas démérité, n’en sont pas moins des vaincus ? De là découlent le serpent de mer du choix d’une date commémorative, décision qui jusqu’à aujourd’hui reste impossible à prendre puisque subsistent plusieurs dates, certaines officielles et reconnues (19 mars, 25 septembre), d’autres plus ou moins clandestines (p. 195 et suivantes : l’auteur relève ainsi 14 dates commémoratives pour la seule guerre d’Algérie !). Un appel à projets Belle synthèse, ce livre de R. Dalisson n’en souffre pas moins d’un certain nombre de faiblesses qui, du reste, doivent moins à l’auteur qu’à la situation de la recherche. C’est ainsi par exemple que si la genèse des associations d’ancien combattant de cette « troisième génération du feu » est bien évoquée, celle-ci ne se place qu’au niveau national, gommant ainsi certaines disparités spatiales. L’emblématique FNACA par exemple, ne paraît pas recruter en Bretagne lors de sa création en 1958 et semble même mettre pas mal de temps à s’implanter en Ille-et-Vilaine8. Comment interpréter cela ? Faut-il y voir un rejet de la ligne anticolonialiste et de gauche de cette association ? Faut-il au contraire y déceler la marque de la forte implantation d’autres groupements, multi-conflits, comme l’Union nationale des combattants par exemple ? Sans doute y-a-t-il un peu de tout cela mais il n’en demeure pas moins que si de telles interrogations subsistent, c’est avant tout parce que la recherche ne s’est pas encore intéressé à ces mouvements de vétérans. Cette génération d’anciens combattants n’a pas encore trouvé son Antoine Prost et on manque cruellement d’études qui mêlent échelles locales et nationale, approches prospographique mais aussi politique9. C’est en effet un des éléments les plus paradoxaux de ce livre de R. Dalisson que de voir combien cette mémoire est un révélateur de la droitisation du champ politique hexagonal mais combien, en même temps, cette dimension politique pourrait encore plus soulignée. N’hésitant pas à se frotter à une histoire du temps très présent, l’auteur montre comment le politique, après de nombreuses tergiversations, n’hésite pas à se saisir de la question de la guerre d’Algérie. L’étude est détaillée et se base ainsi sur quelques curiosités archivistiques tels que, par exemple, des tweets (p. 5). Ce faisant, se dévoile une certaine porosité mémorielle entre les discours de Nicolas Sarkozy et David Racheline qui, par exemple, s’emparent tous deux de la dialectique de la « repentance » (p. 134). La mémoire étant l’outil politique du temps présent, le souvenir et le rituel commémoratif de la guerre d’Algérie sont au cœur d’enjeux d’autant plus vifs que les affrontements sont légion. Certes, une vision globale permet d’affirmer, à juste titre d’ailleurs, que les cérémonies commémoratives s’organisent autour d’officiels (p. 120). Pour autant, pour prendre la mesure véritable de la situation, il faut avoir vu, jusqu’à la fin des années 2000, toutes les répercussions pour une association d’anciens combattants de la présence ou non d’un député, d’un maire ou d’un représentant du corps préfectoral. Plus que la manifestation d’un esprit de cour, c’est aussi un baromètre du champ politique et électoral qui se donnait là à voir. Evidemment, l’officialisation du 19 mars et le vieillissement des militants, pour ne pas dire le rétrécissement du réservoir de voix afférant, a diminué l’intensité de ces enjeux. Mais, on le sait, cette date est indissociable d’un long combat et, il faut bien admettre que sur ce point on a quelques difficultés à suivre l’auteur lorsqu’il explique que « grâce à leurs prérogatives régaliennes qui leur permettent de marquer l’espace, les rues, les places ou les cimetières, l’Etat ou les collectivités locales tentent très tôt de canaliser le mouvement commémoratif » (p. 146). Au contraire, les maires sont, à l’initiative de la FNACA, et ce dans la continuité de l’action menée par les anciens de Flandres-Dunkerque 40, soumis à un intense lobbying politico-mémoriel visant à non seulement se positionner en faveur du 19 mars mais à baptiser de cette date des rues et des ronds-points afin de l’installer dans l’espace public et, plus largement, dans les consciences. Les enjeux électoraux sont fort et L’Ancien d’Algérie, le journal de cette association, n’hésite pas à médiatiser chaque inauguration, voire même à vilipender les municipalités récalcitrantes. Si Rémi Dalisson évoque longuement ces dénominations de voies publiques (p. 147-150), il se heurte toutefois à des données trop parcellaires et, à notre humble avis, minore parfois l’importance des climats politiques locaux. Pour ne citer qu’un exemple, lorsqu’on connaît l’histoire électorale de la ville de Dreux, en Eure-et-Loir, on mesure ce que représente l’inauguration d’une « rue des Harkis », partie visible d’un véritable clientélisme mémoriel entretenu par la municipalité Hamel sous fond de traumatisme toujours bien présent des années Stirbois. De la même manière, est-il possible d’évoquer la polémique opposant la FNACA au ministre des anciens combattants Hubert Falco à propos des victimes de la fusillade de la rue d’Isly en éludant le fait que celui-ci est alors maire de la droitière ville de Toulon, successeur du Front national Jean-Marie Le Chevallier ? Les mémoires sont non seulement vives mais elles s’apparentent à des coups de billards à plusieurs bandes…
Certes, il faut bien admettre que c’est moins avec l’œil de l’historien qu’avec celui d’une personne ayant eu à évoluer pendant une dizaine d’années dans ces cercles commémoratifs que nous avons lu cet ouvrage. Autrement dit, s’il nous paraît que R. Dalisson n’insiste peut-être pas assez sur la dimension politique, voire même parfois purement politicienne, de cette mémoire, c’est que cet ouvrage ne nous semble pas refléter totalement ce qui nous a été donné à vivre. Pour avoir vu un responsable national de la FNACA non seulement chuchoter à l’oreille mais tenir le stylo d’une parlementaire à propos du 19 mars, il est évident que les sphères associatives et politiques sont moins dissociées qu’il peut y paraître au cours de ces quelques passionnantes 275 pages. Mais c’est là aussi le signe de quelques angles morts historiographiques qui restent à combler. Malgré cette réserve, nous ne saurions donc, en définitive, trop conseiller cet ouvrage qui constitue un excellent état de l’art sur la question de la mémoire d’Algérie. En cela, il sera d’autant plus utile aux enseignants qui traitent cette question avec leurs classes de terminales que l’auteur garde bien en tête la dimension scolaire de son sujet (p. 7). Erwan LE GALL
DALISSON, Rémi, Guerre d’Algérie. L’Impossible commémoration, Paris, Armand Colin, 2018.
1 Nous renvoyons à la démarche entreprise avec François Prigent et s’incarnant en deux espaces éditoriaux distincts mais complémentaires, à savoir ce 11e numéro d’En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne intégralement consacré à l’année 1958 mais aussi au volume collectif intitulé C’était 1958 en Bretagne. Pour une histoire locale de la France à paraître au printemps 2018 aux éditions Goater. 2 DALISSON, Rémi, Guerre d’Algérie. L’Impossible commémoration, Paris, Armand Colin, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses. 3 DALISSON, Rémi, 11 novembre. Du souvenir à la Mémoire, Paris, Armand Colin, 2013 ; Les Fêtes du Maréchal. Propagande festive et imaginaire national dans la France de Vichy, Paris, Tallandier, 2008 ; Les Guerres et la mémoire. L’enjeu identitaire des fêtes de guerre en France depuis 1870, Paris, CNRS Editions, 2013. 4 HALBWACHS, Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Presses Universitaires de France, 1952. 5 COCHET, François, Les Français en guerres de 1897 à nos jours, Paris, Perrin, 2017 p. 77. 6 THOUROUDE, Jacques, Ouest-France et la question coloniale, 1945-1962, Justice et liberté ?, Rennes, Editions Goater, 2014. 7 SULEIMAN, Susan Rubin (traduit de l’anglais (US) par LE RUYET, Marina et VAN RUYMBEKE, Thomas), Crises de mémoire, Récits individuels et collectifs de la Deuxième Guerre mondiale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012. 8 LE GALL, Erwan, « Une nouvelle génération du feu ? Le présent algérien face aux mémoires des deux guerres mondiales », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (dir.), C’était 1958 en Bretagne…, op. cit. 9 PROST, Antoine, Les Anciens Combattants et la société française, Paris, Presses nationales de la Fondation des Sciences politiques, 1977. |
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