La très Grande Guerre de Charles de Gaulle: 1914-1958

 

 

Il est difficile d’évoquer le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 sans prendre au moins en considération l’Homme du 18 juin. Aussi fin politique qu’excellent communicant, l’ancien chef de la France libre use et abuse des références mémorielles liées à la Seconde Guerre mondiale, qu’il s’agisse d’un plaidoyer vibrant de la part des habitants de l’île de Sein pour exiger qu’il sorte de sa « retraite » ou de rouvrir l’ordre des Compagnons de la Libération pour conférer la célèbre croix à Winston Churchill, et ce quelques jours seulement avant les élections législatives de novembre. Mais la superposition des mémoires dit bien la complexité du moment 1958 puisque cette année se trouve également être celle du 40e anniversaire de l’Armistice du 11 novembre 1918 mettant fin à la Première Guerre mondiale1, conflit auquel participe également le jeune Charles de Gaulle. Si cette partie de l’histoire du premier Président de la Ve République n’est assurément pas la plus connue, elle a fait l’objet en 2013 d’une enquête fort intéressante publiée par l’historienne F. Neau-Dufour et rééditée en 2015 au format poche2. Et c’est bien sous l’angle de l’année 1958 que nous souhaiterions envisager ce volume puisqu’à n’en pas douter, et sans pour autant tomber dans le piège d’une approche téléologique, il s’agit là « d’un épisode crucial » du destin de Charles de Gaulle (p. 11), d’un « mythe fondateur » (p. 300).

Ecrire cette guerre

Toutefois, avant de rentrer dans le vif de cette recension composée sur un mode quelque peu particulier, arrêtons-nous quelques instants sur les sources employées par l’auteur, moins du reste pour en estimer l’intérêt, la qualité ou les manques que pour mesurer le temps qui passe. En effet, si ce volume n’est pas totalement récent, il n’est pas non plus ancien. Pourtant, sa genèse paraît sur certains aspects relever d’une autre époque, complètement révolue, antérieure au tournant numérique. C’est ainsi par exemple que F. Neau-Dufour explique avoir eu recours au journal des marches et opérations du 33e régiment d’infanterie (RI), source alors inexploitée (p. 12) mais aujourd’hui consultable en quelques minutes sur internet.

A Arras, l'une des casernes du 33e RI. Carte postale. Collection particulière.

Il faut également dire quelques mots de l’écriture de ce livre tant celle-ci est agréable, légère, presqu’onctueuse. Certes, la nécessité  de présenter des résultats confère parfois une certaine aridité à la recherche mais il est indéniable qu’on oublie trop souvent que l’histoire est une discipline littéraire et que c’est plume à la main que l’auteur doit partir à la conquête du public. A cet égard, l’ouvrage de F. Neau-Dufour constitue assurément un exemple. Indépendamment du style, sobre et classique mais d’une grande efficacité, la structure même du volume doit attirer l’attention : de courts chapitres, ciselés autour d’une thématique précise et qui scandent chronologiquement la Grande Guerre de l’homme de l’année 19583.

L’ombre portée de 1914-1918

Le constat s’impose : en lisant cette Première Guerre mondiale de Charles de Gaulle à la lumière de ce moment crucial, un certain nombre de passages apparaissent si ce n’est prophétiques, au moins  particulièrement frappants. C’est ainsi par exemple qu’à en croire F. Neau-Dufour, Henri et Jules, respectivement le père et l’oncle du Grand homme, rejoignent en 1870 la garde mobile dans l’idée de « sauver la patrie en danger » (p. 22). Mieux, l’historienne n’hésite pas à affirmer que « l’idée gaullienne de ne jamais renoncer à combattre, qui s’affirmera dans toute sa force le 18 juin 1940, a germé à Paris en 1871 ». Mais, dès lors, comment envisager 1958, année certes gaullienne par excellence mais où l’enjeu fondamental est bien la sortie du bourbier algérien ?

N’est-ce pas au contraire une politique paradoxale que mène celui dont les récits de l’épopée coloniale, et notamment algérienne, berce l’enfance (p. 31) ? Sans doute mais, pour l’historien, Charles de Gaulle est avant tout un objet qui permet de saisir en quoi la perspective de la perte de l’Algérie est un véritable déchirement. Après, tout cette génération Agathon née autour de 1890 et qui semble si bien décrire le jeune Charles de Gaulle (p. 30) ne fait qu’approcher les 70 ans en 1958… On oublie en effet que comme beaucoup d’hommes de sa génération, le premier président de la Ve République est élevé dans l’idée que « la France est la fille des batailles, la fille des conquêtes » (p. 33). Mais le général de Gaulle n’est pas réductible à l’image « du rebelle » qui après la Grande Guerre « refusera désormais de cesser le combat » (p. 269). L’homme est trop complexe pour pouvoir être résumé à cette seule image.

Carte postale. Collection particulière.

Certes, la confrontation avec la réalité du champ de bataille, et non plus cette vision idéalisée et héroïsée du combat, processus qui relève de l’entrée en guerre4, est sans doute de nature à changer bien des perspectives. C’est d’ailleurs l’occasion de très riches pages sur Dinant et ces dures journées (p. 51 et suivantes) où le 33e RI commandé par Pétain semble comprendre plus rapidement que bien d’autres unités la réalité tactique du terrain (p. 51). F. Neau-Dufour rappelle d’ailleurs que ce baptême du feu, au cours duquel il est blessé, le marque profondément, au point qu’il affirme que « ce sera toujours le lourd problème de [s]a vie » (p. 58). Pour autant, il n’en demeure pas moins que c’est sur l’Empire que se construit l’épopée de la France Libre et que c’est d’Alger que Charles de Gaulle préside le Comité français de Libération nationale, autant d’éléments qui, là encore, doivent peser au moment du retour au pouvoir, en 1958. Néanmoins, il y a sans doute lieu de se demander si, là encore, la Grande Guerre, en tant que moment initiatique, ne délivre pas quelques clefs de lecture de la politique gaullienne.

A Dinant, Charles de Gaulle fait l’expérience « de l’impuissance quand les autres continuent à se battre » (p. 58). Bien que blessé, il est emporté par le maelstrom de la retraite, gigantesque repli qui, quoi que brièvement interrompu à Guise, ne se renverse qu’en septembre 1914, par un miracle sur la Marne (p. 67). Faut-il dès lors voir le retrait d’Algérie comme une réplique de ce mouvement initiatique, le salut espéré pouvant venir de la nouvelle donne stratégique imposée par l’ère nucléaire ? De même, on sait que Charles de Gaulle lit en captivité La Discorde chez l’ennemi de  Bernhardi, ouvrage dont F. Neau-Dufour semble indiquer qu’il l’influence encore lorsque devenu Président de la Ve République (p. 275-276). Faut-il en déduire quelques triangulations sur la situation politique algérienne ? Il est probablement illusoire de vouloir répondre à de telles questions mais, là encore, on voit combien la Grande Guerre du lieutenant de Gaulle éclaire le moment 1958. L’auteur rappelle en effet que c’est en 1915 que le jeune officier énonce la « doctrine de l’économie des forces » (p. 282), paradigme qui là encore sied bien à la situation algérienne.

Elle éclaire également la suite de sa présidence de la République dans la mesure où les conditions de sa nouvelle blessure puis de sa capture en mars 1916, devant Douaumont, en pleine bataille de Verdun, constituent un angle d’attaque pour de nombreux antigaullistes.  Si les sources demeurent floues sur les circonstances exactes de ce fait d’armes, ce qui n’est pas rare tant le  champ de bataille s’apparente par bien des égards à un angle mort archivistique, F. Neau-Dufour démêle patiemment les fils d’un discours qui prend, semble-t-il, forme en 1966, année du 50e anniversaire de la bataille de Verdun (p. 187-190). Or, on l’aura deviné, celle-ci reste attachée au souvenir du Maréchal Pétain et c’est bien en fait sous couvert d’attaque antigaulliste la voix des nostalgiques de Vichy, mais aussi celle de ceux qui ne peuvent « pardonner l’abandon de l’Algérie » qui là se fait entendre.

Reconstitution des combats du fort de Dinant entre le 33e RI et des Chasseurs saxons. Carte postale, collection particulière.

Evoquer 1958, le retour au pouvoir, la crise algérienne et le renouveau constitutionnel au miroir de ce volume traitant de la Première Guerre du mondiale du général de Gaulle est un exercice périlleux. Pourtant, force est de constater qu’il est difficile de ne pas avoir aussi cette année en mémoire à la lecture de ce livre prenant, aussi utile que bien écrit. Mais le paradoxe est que, contre toute attente, F. Neau-Dufour ne s’aventure presque jamais dans ces horizons chronologiques, comme si la figure de l’Homme du 18 juin projetait un miroir sans tain sur le jeune officier de 1914-1918, devenu indécelable sous la  geste du premier Président de la Ve République.

Erwan LE GALL

NEAU-DUFOUR, Frédérique, La Première Guerre mondiale de Charles de Gaulle 1914-1918, Paris, Texto, 2015.

 

 

1 Sur ces concordances des temps on se permettra de renvoyer à Le Gall, Erwan, « Une nouvelle génération du feu ? Le présent algérien face aux mémoires des deux guerres mondiales », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François, C’était 1958 en Bretagne. Pour une histoire locale de la France, Rennes, Editions Goater, 2018 (à paraître).  

2 NEAU-DUFOUR, Frédérique, La Première Guerre mondiale de Charles de Gaulle 1914-1918, Paris, Texto, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

3 Qu’il n’est d’ailleurs pas aux yeux du célèbre Time Magazine qui lui préfère cette année Nikita Khrouchtchev.

4 Sur la question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014.