Eléments pour une histoire du corps d’armée : l’exemple du 12e CA

 

 

On pourra s’étonner de voir recensé en ces colonnes consacrées à l’histoire contemporaine en Bretagne le volume que M. C. Kiener et V. Mazet consacrent pour une très large partie au 12e corps d’armée de Limoges1. Ce serait cependant faire fausse route tant le parcours de ces régiments de Haute-Vienne, Corrèze, Creuse, Charente, Dordogne n’est pas sans rappeler celui des unités du 10e corps breton, au moins dans les premiers mois de la campagne : mobilisation et longues marches de l’été 1914 sont en tous points semblables, de même que les affres du baptême du feu (et la rude confrontation au vide du champ de bataille, p. 48), les difficultés liées au terrain (notamment en ce qui concerne la mauvaise anticipation du relief et les cartes défaillantes, p. 51), les redoutables combats de la retraite d’août 1914 (la Besace n’étant de ce point de vue pas sans faire penser à Guise, p. 57) et l’inéluctable enlisement dans les horreurs de la guerre de positions au cours de l’hiver 1914-1915 (p. 89 notamment). Ajoutons de surcroît que les régiments des 10e et 12e corps combattent parfois dans des secteurs très proches, notamment en septembre 1914 aux environs du fort de la Pompelle, dans les faubourgs de Reims, ou en 1915 puisque les deux paraissent échanger leurs positions : en Artois puis en Champagne pour le premier, l’inverse pour le second (p. 121). C’est donc au prisme de ce que l’on peut savoir de l’expérience combattante des poilus bretons que l’on lira cet ouvrage, volume qui malgré de réelles qualités, n’est pas sans pâtir de points faibles réellement rédhibitoires.

Le poids du terrain

C’est bien connu, « comparaison n’est pas nécessairement raison » et il importe sans doute, avant de s’engager dans une telle démarche, de s’interroger quant au terrain étudié. C’est d’ailleurs là un des premiers reproches que l’on peut formuler à l’endroit de M. C. Kiener et V. Mazet puisqu’il faut bien admettre que l’on ne sait pas, au bout de ces quelques 300 volumineuses pages, si leur objet d’étude porte sur la 12e région militaire pendant la Grande Guerre ou sur les unités inscrites territorialement dans cet espace. En effet, il n’est pas uniquement question du 12e corps d’armée au fil de cette enquête détaillée puisqu’on y retrace également le parcours de régiments de réserve (p. 321 et 321 notamment) et, épisodiquement, d’unités de la territoriale. Hésitant sans cesse sur leur objet, les auteurs en finissent par, il faut bien l’admettre, perdre leurs lecteurs.

Carte postale. Collection particulière.

Toutefois, et de manière fort paradoxale du reste, ce riche volume se révèle enrichissant puisqu’au fur et à mesure des pages se fait jour la question de la pertinence du corps d’armée comme échelle d’analyse de la Grande Guerre2. En effet, il serait tentant de voir dans ce terrain une sorte d’échelon intermédiaire entre d’une part les analyses à large spectre, et d’autre part les enquêtes centrées sur des cas particuliers érigés au rang d’indices tels que le régiment ou la division3. Malheureusement, le terrain semble se prêter difficilement à cet exercice, ce que paraissent du reste avouer du bout de la plume M. C. Kiener et V. Mazet lorsqu’ils affirment que « rien ne vaut les études de détail pour mesurer l’ampleur à la fois de la catastrophe et du changement intervenu après un an d’attaques meurtrières voulues par le généralissime » (p.  142). Outre une formulation qui pose problème – nous y reviendrons dans les lignes qui suivent – cette phrase est intéressante en ce qu’elle confesse la faiblesse du corps d’armée en tant qu’objet d’histoire, puisqu’il ne permet pas d’aller « dans le détail ». Nous y verrons pour notre part un plaidoyer en faveur des études régimentaires que nous appelons, depuis un certain déjà, de nos vœux.

Si le corps d’armée est un terrain sans doute trop vaste pour que puisse être déployée une histoire quantitative reposant sur l’exploitation systématique des registres matricules, la prosopographie peut, en certaines occasions, rendre bien des services. Malheureusement, les auteurs ont rechigné à employer cette méthode qui, dans le cas présent, nous semble pourtant assez riche de promesses. En mettant en effet en série les parcours biographiques des individus impliqués dans les mutineries de 1917 (p. 195 et suivantes), il aurait été possible de déterminer l’influence, ou non, des cultures politiques et syndicales. C’est là en effet une des spécificités de ce 12e corps que d’avoir comme siège de commandement Limoges, ville manufacturière où se tient en 1895 le congrès fondateur de la CGT et qui se dote en 1912 d’une municipalité socialiste (p. 24). Or n’y a-t-il pas quelque chose de paradoxal à voir cet ouvrage dépeindre par le menu les « héros » de la 12e région militaire alors que cette terre est perçue à l’époque comme étant un « foyer d’antimilitarisme » ? Il y a là une contradiction fondamentale qui aurait été intéressante à explorer. De la même manière, il aurait été sans doute pertinent de s’interroger sur le poids éventuel d’Henri Queuille, figure majeure de la IIIe République quoiqu’aujourd’hui parfaitement oubliée, dans la gestion de l’après-guerre au sein de cette 12e région militaire (p. 317). Enfin, chacun connaît l’expression « limoger » et il faut bien avouer que l’on termine cet ouvrage un peu frustré de ne pas savoir ce qu’implique concrètement, sur le terrain, cette surreprésentation d’officiers généraux envoyés justement dans le chef-lieu du département de la Haute-Vienne.

Carte postale. Collection particulière.

En d’autres termes, à aucun moment, M. C. Kiener et V. Mazet ne s’interrogent sur l’éventuelle singularité, ou non de leur objet, et donc par extension sur le bienfondé de leur étude. Le fait est qu’il n’est pas certain, à les lire, que l’expérience combattante des poilus du 12e corps soit au Bois-Nawé fondamentalement différente de celles que rencontrent à la même période les Bretons de la 22e DI4. Mais à force de ne pas mettre en perspective les données et de se contenter d’une description garnie de pathos, on en vient  à ne plus faire d’histoire… et à tomber dans les pièges les plus éculés, comme celui qui stipule que « qui n’a pas fait Verdun n’a pas fait la guerre » (p. 159)5.

Une historiographie non maîtrisée

Ce manque de conceptualisation de l’enquête, de réflexion sur ce qu’est fondamentalement l’objet étudié, est de surcroît amplifié par un certain nombre de formulations pour le moins malheureuses. Ainsi, le lecteur apprend, non sans étonnement du reste, que « les Allemands sont un peuple de mineurs » (p. 49), ce qui à en croire les auteurs les inciterait à creuser plus aisément des tranchées. De la même manière, il est fait mention des « élites cavalières dotées de noms à particule » (p. 49 toujours). Là encore le propos semble bien hâtif car si l’on connaît effectivement la réputation de cette arme, aucune étude ne permet pour l’heure de savoir si cette image est, ou non, conforme à la réalité du recrutement. Plus embêtant encore, les auteurs flirtent à plusieurs reprises dangereusement avec la téléologie, ce véritable pêché de l’historien, et c’est ainsi que certaines batailles de septembre 1914 « annoncent la suite » (p. 61).

Plus fâcheux enfin, et franchement pénibles à la longue, sont les propos qui, à plusieurs reprises, dénotent de réelles lacunes historiographiques. C’est ainsi par exemple qu’à la suite des terribles pertes de l’été 1914, « il faut cacher les morts » (p. 66). En revanche, les  auteurs ne disent rien – et pour cause ! – des personnes en charge de cette sinistre besogne… De la même manière,  M. C. Kiener et V. Mazet multiplient les assertions particulièrement dures sur les officiers, en particuliers généraux. Les combats de l’hiver 1914-1915 sont ainsi des « massacres programmés » (p. 98) tandis que les défilés n’ont que comme unique fonction de faire plaisir aux supérieurs et de satisfaire l’égo des cadres (p. 144). Mais le summum est sans doute atteint avec le général Henri Bonfait, qualifié « d’ennemi » de la troupe de la 23e DI qu’il commande ! (p. 123) On est donc loin, dans cette histoire militaire collant énormément aux journaux des marches et opérations, des analyses que peut déployer, par exemple un M. Goya. Et l’on ne s’étonnera d’ailleurs pas de voir les travaux de cet historien de premier plan absents de la bibliographie du volume. Il en est de même en ce qui concerne le Live and Let live system développé par l’historien britannique T. Aschworth, un ouvrage qui aurait manifestement évité bien des raccourcis et des simplifications trop hâtives6.

Manifestement influencés par une historiographie transposant dans les rangs de l’armée française de la Grande Guerre la lutte des classes, M. C. Kiener et V. Mazet délivrent donc un récit à sens unique opposant inutilement les poilus « héroïques » aux officiers nécessairement « salauds », a fortiori lorsqu’il s’agit de généraux. Cohérente est à cet égard la citation du « polémiste patriote Gustave Hervé dans La Guerre sociale du 18 octobre [1915], un massacre commandé par des généraux criminels » (p. 131). Quiconque connaît le parcours pour le moins sinueux du socialiste brestois aura néanmoins compris combien les lacunes historiographiques des deux auteurs pénalisent le volume proposé à la sagacité du lecteur.

A Limoges, mobilisés de la classe 1916. Carte postale. Collection particulière.

Sans doute sévère, cette recension ne doit néanmoins pas masquer les réelles qualités de cet ouvrage, à commencer par le livre en lui-même : bel objet magnifiquement illustré, il ne dépareillera dans aucune bibliothèque. M. C. Kiener et V. Mazet ont par ailleurs effectué un remarquable travail d’archives et l’ouvrage est jonché de sources privées – les apports de la Grande collecte sont à cet égard assez manifestes (p. 101-102) – d’autant plus passionnantes qu’elles sont savamment légendées : pour ne citer qu’un exemple, cette photo des officiers et sous-officiers de la 8e compagnie du 63e RI où tous les individus sont identifiés (p. 77).

Pour autant, nos réserves quant à cet ouvrage demeurent entières tant les lacunes conceptuelles et historiographiques sont trop évidentes pour ne pas être soulignées. Ce n’est donc pas en parcourant les quelques 300 pages de ce dense volume que l’on sera en mesure de déterminer si le corps d’armée est, ou non, un échelon pertinent d’analyse pour qui s’intéresse à la Grande Guerre.

Erwan LE GALL

KIENER, Michel C. et MAZET, Valérie, Nous étions des hommes malgré la guerre 1914-1919 Les régiments de la 12e région Haute-Vienne, Corrèze, Creuse, Charente, Dordogne, La Crèche, Métive, 2018.

 

 

 

 

1 KIENER, Michel C. et MAZET, Valérie, Nous étions des hommes malgré la guerre 1914-1919 Les régiments de la 12e région Haute-Vienne, Corrèze, Creuse, Charente, Dordogne, La Crèche, Métive, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 LE GALL, Erwan avec PRIGENT, François, « Pour une histoire locale de la France », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (dir.), C’était 1958 en Bretagne. Pour une histoire locale de la France, Rennes, Editions Goater, 2018, p. 8-17.

3 COCHET, François et PORTE, Rémy, Histoire de l’armée française 1914-1918. Evolutions et adaptations des hommes, des matériels et des doctrines, Paris, Tallandier, 2017 ; LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014 ; SMITH, Leonard V., Between Mutiny and Obedience: the Case of the French Fifth Infanterie Division during World War I, Princeton NJ, Princeton University Press, 1994.

4 Pour de plus amples développements, GUERIN, Christophe et LAGADEC, Yann, 1916. Deux régiments bretons à Verdun, Rennes, Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine / Amicale des anciens du 41e RI, 2016.

5 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « 15 juin 1917 : le 47e RI arrive à Verdun. La découverte de la vraie guerre ? », Bulletins de la société d’émulation des Côtes d’Armor, 2017, p. 213-239.

6 ASHWORTH, Tony, Trench Warfare 1914-1918. The Live and Let Live System, London, Pan Books, 2000.