Actualité du général Lanrezac

 

 

Il est incontestable que le centenaire de l’année 1914 restera dans les mémoires comme une grande réussite. De nombreux colloques, un torrent éditorial, des magnifiques expositions… bref, on ne compte plus les initiatives qui ont contribué à offrir au plus large public un regard le plus souvent renouvelé sur le déclanchement et les premières semaines de la Première Guerre mondiale. En comparaison, l’année 1915 fait bien pâle figure tant les centenaires des offensives de printemps puis d’automne ont été discrets. Pourtant, il est une figure essentielle de la guerre de mouvement dont il n’a quasiment pas été question en 2014, c’est le général Lanrezac.

Carte postale. Collection particulière.

Précisons d’ailleurs qu’il s’agit à notre humble avis d’une surprise puisque le limogeage par Joffre du commandant de la Ve armée compte classiquement parmi les polémiques les plus vives de cette période, et donc parmi les sujets les plus susceptibles de faire vendre. Pourtant, si le généralissime a bénéficié en 2014 d’une magnifique biographie1, très équilibrée et appelée à faire date, tel ne fut pas le cas de Lanrezac. Autant dire que c’est donc avec intérêt – pour ne pas dire satisfaction – que nous avons appris la publication par Argos – à qui l’on doit un remarquable volume sur Schlieffen2 – d’une biographie de Lanrezac issue de la plume d’un officier de la Légion étrangère, breveté de surcroît de l’Ecole de guerre, Pierre-Henri Aubry .

Un dossier encore ouvert

Inutile de prolonger inutilement le suspens, notre enthousiasme fut de courte durée tant il apparaît évident que cet ouvrage ne saurait constituer l’étude définitive sur le commandant de la Ve armée. Un appareil critique trop succinct (p. 73-74 notamment), à l’image de la bibliographie utilisée, très ancienne, des références pour le moins engagées et des analyses parfois trop rapides constituent des handicaps difficilement surmontables. Ainsi, lorsque vient le moment de connaître les opinons politiques du général, question parfaitement légitime et d’un grand intérêt, le lecteur est frustré de devoir se contenter de l’analyse de Léopold Beau et Georges Gabusseau4, auteurs pour le cinquantième anniversaire de l’année 1914 d’une véritable hagiographie de Lanrezac (p. 32).

De même, avouons que la période bretonne du futur patron de la Ve armée – nous aurons d’ailleurs l’occasion d’y revenir dans cette recension – nous a laissé sur notre faim. Commandant par intérim la 43e brigade d’infanterie à Vannes, l’officier est confronté aux soubresauts de la séparation des églises et de l’Etat et plus particulièrement encore à une crise des inventaires qui place les militaires devant des choix parfois douloureux5. Or, si l’on veut bien admettre avec l’auteur que « Lanrezac fait preuve dans ce contexte d’une grande prudence et observe une stricte retenue dans le cadre de ses attributions » (p. 34), on aimerait néanmoins en avoir la démonstration et ne pas devoir se contenter d’une simple affirmation.

Mais là n’est pas le principal reproche que l’on peut formuler à l’endroit de l’auteur. En effet, on ne peut que rester circonspect sur la propension de cet ouvrage à considérer Guise comme « la seule victoire française de la bataille des frontières » (p. 72) quand cet affrontement est, au mieux, une réussite rétrospective, comprise d’ailleurs assez diversement suivant les acteurs et les historiens6. Or, loin de se limiter à une divergence de point de vue, une telle approche implique une vision déséquilibrée qui rend malheureusement bancale la partie la plus stimulante de la démonstration.

Pourquoi faire de l’histoire ?

Pierre-Henri Aubry est officier au sein de la direction de l’instruction des Forces armées libanaises lorsqu’il termine, en novembre 2014, la rédaction de cet ouvrage (p. 95). C’est donc quelqu’un dont le cœur de métier est alors le décalage qui peut exister entre la manière dont est anticipé un conflit, dont on s’entraine pour faire face à une telle éventualité, et la manière dont la guerre au final survient. Plus le décalage est grand entre la violence telle qu’elle est imaginée et telle qu’effectivement elle se manifeste, alors plus les facultés d’adaptations devront être importantes, et rapidement mobilisées. Et c’est justement ce qui confère selon l’auteur un intérêt particulier à Lanrezac, un siècle après 1914, puisque cet officier « nous invite à considérer la réalité du combat moderne et non pas la projection intellectuelle que nous en faisons » (p. 94). Un propos d’une indéniable actualité auquel on ne peut non seulement que souscrire mais qui de surcroît rend à notre sens indispensable l’histoire de l’entrée en Première Guerre mondiale.

Mais, en faisant de Lanrezac le vainqueur de Guise, Pierre-Henri Aubry en oublie de porter un regard critique sur son sujet, alors que semble-t-il bien des choses pourraient être dites à ce propos. N’est-ce pas en effet le futur patron de la Ve armée, alors commandant de la 20e division d’infanterie, qui à l’occasion des grandes manœuvres de 1912 loue « l’entrain et l’endurance de ses fantassins qui venaient de parcourir de trente à trente-cinq kilomètres et qui ne paraissaient pas autrement fatigués »7 alors que les longues marches de l’été 1914 viendront dramatiquement montrer combien ces exercices de la Belle époque sont sans commune mesure avec la réalité de la guerre moderne ? Alors, certes, on veut bien suivre Lanrezac lorsqu’il affirme que « la tactique est un métier ; dans ce métier comme dans tous les autres, on ne parvient à la maîtrise qu’à force de pratique » (p. 94). Pour autant, il apparaît que rien au sein du 10e corps d’armée ne vient distinguer à Charleroi ou à Guise la 20e division, pourtant passée par les mains de Lanrezac, de la 19e, réflexion qui pourrait d’ailleurs être étendue au 11e corps qu’il commande jusqu’en avril 1914 et sa nomination au Conseil supérieur de la guerre.

Carte postale. Collection particulière.

En définitive, Pierre-Henri Aubry s’attache à dresser avec cet ouvrage le portrait d’un officier qui loin des postures quasi idéologiques de l’offensive à outrance (p. 46) est avant tout un pragmatique (p. 54). C’est d’ailleurs bien ce qui fait l’actualité de ce général promoteur d’une « audace réglée », c’est-à-dire « alliée à une grande prudence » (p. 67). Pour autant, l’examen scrupuleux de l’entrée en guerre des unités placées à un moment ou un autre sous l’autorité de Lanrezac8 invite à s’interroger sur ce qui différencie réellement cet officier de ses contemporains. Bref, si le dossier Lanrezac est loin d’être refermé, une chose demeure certaine : celui ou celle qui s’en emparera ne pourra pas faire l’économie de ce volume qui s’il ne parvient pas totalement convaincre n’en demeure pas moins particulièrement stimulant.

Erwan LE GALL

 

AUBRY, Pierre-Henri, Le général Lanrezac, Paris, Editions Argos, 2015.

 

 

1 PORTE, Rémy, Joffre, Paris, Perrin, 2014.

2 BECHET, Christophe, Alfred Von Schlieffen, cet homme qui devait gagner la Grande Guerre, Paris, Editions Argos, 2013.

3 AUBRY, Pierre-Henri, Le général Lanrezac, Paris, Editions Argos, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

4 BEAU, Georges, et GAUBUSSEAU, Léopold, Août 14 : Lanrézac a-t-il sauvé la France ?, Paris, Presses de la Cité, 1964.

5 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Le deuxième procès de Rennes : trois officiers du 47e régiment d’infanterie devant le Conseil de guerre », En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°1, hiver 2013, en ligne.

6 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Un non-lieu de mémoire de la Première Guerre mondiale : la bataille de Guise », En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°1, hiver 2013, en ligne.

7 CASSOU, Paul, « Les grandes manœuvres de l’Ouest », Le Temps, n°18699, 13 septembre 1912, p. 3.

8 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014.