Le timbre-poste : une autre façon d’étudier la guerre

 

A bien y réfléchir, lorsque l’on reçoit une carte postale, notre regard se porte spontanément sur l’illustration puis sur le texte qu’elle contient. Mais qui s’intéresse au timbre, cette petite vignette illustrée trop souvent considérée comme étant un simple accessoire ? Fréquemment d’ailleurs, il achève son parcours dans une poubelle avec l’enveloppe qui recouvrait la carte ou la lettre, laissant progressivement disparaître un bel objet d’histoire. En effet, parce qu’elle est une représentation de son temps, l’innocente vignette dentelée constitue une source précieuse pour l’historien. Pourtant, rares sont les chercheurs qui l’utilisent comme telle, ce que regrettent Alain Croix et Didier Guyvarc’h dans un remarquable ouvrage intitulé Timbres en guerre. Les mémoires des deux conflits mondiaux :

« Ce matériau de mémoire existe, mais il a été presque totalement méconnu par les meilleurs spécialistes : il suffit de souligner qu’il est totalement absent de ce monument historiographique que sont Les lieux de mémoires, ce magnifique et formidable chantier de recherche mené par Pierre Nora dans les années 1970-1990. »1

Collection particulière.

Quelques lignes plus loin, les deux auteurs concèdent toutefois que « le document émerge peu à peu de l’oubli »2. L’ouvrage publié aux Presses universitaires de Rennes souhaite résolument s’inscrire dans cette réhabilitation du timbre-poste en tant qu’outil historique. Pour y parvenir, A. Croix et D. Guyvarc’h réalisent une véritable prouesse en visionnant près de 570 000 timbres édités à travers le monde depuis 1914 (p. 15). Sur l’ensemble de ce lot, près de 9 000 sont consacrés aux deux guerres mondiales ! Cet important corpus constitue une nouvelle source incroyable qui permet aux deux historiens de renouveler notre approche de ces événements, et plus particulièrement de leurs mémoires.

Etablir une méthode de recherche

Il faut reconnaître que l’utilisation du timbre-poste comme source historique souffre de l’absence de sites dédiés, comme il existe des bibliothèques pour les livres ou des dépôts d’archives pour les documents produits par les administrations3. Dès lors, il s’avère compliqué de consulter les documents permettant de comprendre les processus conduisant à l’émission d’un timbre (ou à l’abandon d’un projet). Certes, les chercheurs peuvent se rendre dans des musées « de la Poste », mais leur accès est pour le moins difficile, comme le déplorent les auteurs (p. 13):

« ces institutions semblent frappées par une épidémie facile à désigner : les effets de l’économie libérale […] Très logiquement, une entreprise ordinaire peut considérer qu’il ne relève pas de ses tâches de mettre à disposition du public ses productions anciennes et périmées ou ses archives. »

L’ouvrage en est un parfait exemple. Durant leurs recherches, les deux historiens ont été confrontés à l’inaccessibilité – complète ou partielle – des archives canadiennes, belges, françaises, britanniques et polonaises (p. 207). Dans ces conditions, ce sont finalement les collectionneurs qui permettent de sauvegarder les images dentelées. Les collections privées étant toutefois lacunaires et difficiles d’accès, les auteurs ont privilégié les catalogues de philatélie qui reproduisent les timbres émis dans le monde4.

Mener une étude iconographique ne dispense pas le chercheur de s’astreindre à une méthode de recherche rigoureuse, au contraire même. Un passionnant chapitre de l’ouvrage est d’ailleurs intégralement consacré à cette question. Il permet au lecteur de comprendre comment le chercheur conçoit et écrit méthodiquement l’histoire. Sans entrer dans les détails, A. Croix et D. Guyvarc’h avouent avoir emprunté de nombreuses pratiques à l’histoire de l’art, ce qui les conduit à déclarer, non sans humour, qu’il est « très sérieux, mais aussi reconnaissons-le, parfois très drôle de regarder et d’analyser un timbre-poste avec les mêmes méthodes que si l’on travaillait sur un Rembrandt ou un Picasso… » (p. 16).

Collection particulière.

Au-delà de l’aspect purement visuel, la méthode s’intéresse plus particulièrement aux deux principaux acteurs concernés par la diffusion des timbres : l’émetteur et le récepteur. Ces derniers ne sont jamais neutres puisque, comme le rappelait Laurent Gervereau dans une précédent étude, « la guerre imagée est toujours une guerre imaginée, imaginée par les choix effectués chez le créateur-émetteur et par le mode de réception du consommateur »5. Et pour cause, le timbre-poste porte systématiquement un « langage officiel » dont la portée va bien au-delà des frontières – ce qui en fait un « ambassadeur du pays émetteur » (p. 16). Un exemple nous semble ici particulièrement éclairant. En 1944, le IIIe Reich dévoile dans une série de timbres ses « armes secrètes » : les V2. La portée symbolique est indéniable et souhaite à la fois « redonner le moral aux Allemands » tout en essayant de « terroriser les adversaires » (p. 143).

C’est bien parce qu’elles ne sont pas anodines, qu’il convient impérativement de déchiffrer les messages véhiculés par ces petites images. En revanche, relevant de l’intime, la perception du récepteur est beaucoup plus difficile à saisir, pour ne pas dire hasardeuse.

Une source précieuse pour étudier l’évolution des mémoires

Les auteurs passent ensuite rapidement à l’analyse des timbres émis pendant les guerres. Paradoxalement, ces derniers évoquent peu le conflit, pourtant omniprésent dans la vie quotidienne. L’exemple de la France de Vichy est particulièrement évocateur. Si le portrait de Philippe Pétain en uniforme représente le quart de la production philatélique française entre 1940 et 1944 (soit une diffusion estimée à 6 milliards de vignettes), rares sont en revanche les évocations directes à l’actualité. L’une des exceptions rapportée par les auteurs est celle d’un timbre émis en 1943 au profit du Secours national. Ce dernier représente une femme agenouillée au milieu de ruines, à côté du cadavre d’un enfant, et portant dans ses bras un  nourrisson. Une inscription indique le nom de quatre villes : Dunkerque, Lorient, Saint-Nazaire, Billancourt. Impossible de ne pas y voir une violente dénonciation des bombardements par les Alliés, thème récurrent de la propagande du régime de Vichy (p. 66).

L’essentiel de la production de timbres consacrés aux guerres mondiales intervient après la fin des hostilités, et plus encore lors des périodes de commémorations. Le timbre devient alors une source d’une richesse inestimable qui permet de saisir « la manière dont se construit la mémoire : riche, mais subtil contrairement à l’image qu’il a parfois » (p. 34). A. Croix et D. Guyvarc’h expliquent en effet que le timbre (p. 34)

« est porteur des mythes nationaux, et toujours porteur des mémoires […] Les pages sombres sont quasiment toujours occultées : les défaites, les exactions, la collaboration avec l’Allemagne nazie une fois la guerre terminée. »

L’évocation de la guerre est extrêmement réductrice, se limitant à « une mémoire très locale – batailles et héros du pays –, ou bien une mémoire qui se borne à célébrer les victimes, les monuments et les mémoriaux à leur mémoire » (p. 105). Ce faisant, en raison de sa diffusion massive, la vignette dentelée contribue à forger une mémoire « particulière » de la guerre et ce, au détriment de l’histoire.

Ce sont bien souvent les attentes mémorielles qui dictent le choix de tel ou tel événement qu’il faut valoriser sur un timbre. C’est ce que démontrent les auteurs à travers le cas de la Grande Guerre. L’image de cette dernière, dans de nombreux pays, c’est avant tout (p. 147)

« l’image des tranchées [qui] s’est imposée comme un lieu de mémoire ; elle concentre dans le minimum de signes – un homme armé d’un fusil dans une saignée dans la terre – le maximum de sens : une guerre de siège imprévue, insolite, qui repose sur la ténacité des hommes […] Aucun des timbres, édités par quinze par pays [avant 2008], ne rend explicitement compte de ce que les combattants ont vécu, ‘‘l’enfer des tranchées’’, ou de ce qu’ils ont refusé, les sorties inutiles ou vouées à l’échec. Nulle trace des activités des ‘‘nettoyeurs’’ de tranchées, des bûchers sur le no man’s land, des fusillés pour l’exemple. »

Collection particulière.

Le constat est similaire pour la Seconde Guerre mondiale. Les timbres édités en France en sont une parfaite illustration. Jamais ces derniers n’évoquent le thème sensible de la Collaboration. Au contraire, ils préfèrent porter en triomphe les Français qui ont contribué à libérer le territoire du joug allemand, quitte à prendre quelques libertés avec l’histoire. Le traitement du Débarquement est à cet égard particulièrement éclairant. Au moins jusqu’en 1964, les timbres commémoratifs proposent une lecture nationale du D-Day. Celui de 1954 associe librement les débarquements d’Afrique du Nord, de Normandie et de Provence. On y distingue très clairement une croix de Lorraine et un Résistant accueillant sur la plage des soldats dont on ne distingue pas la nationalité… Sans nier la participation des Alliés lors des opérations menées en 1942 et 1944, les timbres présentent malgré tout une France héroïque et résistante qui « s’est libérée seule » (p. 150). Ils s’inscrivent parfaitement dans une logique mémorielle qui, au moins jusqu’au début des années 1970, conduit à véhiculer l’image héroïque présentée par Charles de Gaulle lors de son discours prononcé devant l’Hôtel de Ville à Paris le 25 août 19446. Comme le rappelle les auteurs, le général français souhaite alors effacer le (p. 192)

« traumatisme de l’effondrement national [et] de faire apprendre à un peuple d’attentistes, de prisonniers, de débrouillards, la leçon de son propre héroïsme ; de faire croire à une nation mutilée qu’elle s’était libérée elle-même et presque seule, par son combat de l’extérieur et de l’intérieur. »

Les timbres ne sont jamais neutres, ils contribuent même à créer la représentation d’un réel fantasmé7. Si certains souhaitent uniquement valoriser la mémoire nationale, d’autres prennent résolument une tournure politique. C’est ainsi qu’un projet de timbres sur les maquisards français est abandonné en 1947. Il faut en effet extraire la Résistance d’un contexte partisan, « en clair de toute référence au parti communiste dont l’image, dans l’opinion publique, est très liée à celle du maquis » (p. 161)8.

Collection particulière.

En définitive, nous ne pouvons que conseiller la lecture de cet ouvrage, remarquable sur le plan historique et méthodologique. Richement illustré, il est en outre un très bel objet que l’on prend plaisir à compulser. Mais surtout, le travail des auteurs permet de mieux comprendre les représentations mémorielles des deux conflits mondiaux9. Au-delà du travail de recherche, le livre propose de porter un nouveau regard sur la discrète vignette que nous ignorons quotidiennement. En effet, (p. 199)

« le tout petit et modeste timbre […] est à la fois outil d’une politique de mémoire, témoin des aspirations de la société et souvent des identités. Témoins aussi des balbutiements de la mémoire […] »

Yves-Marie EVANNO

 

CROIX, Alain et GUYVARC'H, Didier, Timbres en guerre. Les mémoires des deux conflits mondiaux, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016.

 

1 CROIX, Alain et GUYVARC'H, Didier, Timbres en guerre. Les mémoires des deux conflits mondiaux, Rennes, PUR, p. 10. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Les auteurs évoquent ici les travaux de Laurent Gervereau dans GERVEREAU, Laurent et PESCHANSKI, Denis (dir.), La propagande sous Vichy, 1940-1944, Paris, BDIC, 1990.

3 Si des collections entières de cartes postales sont consultables dans les dépôts d’archives (en série Fi), elles sont trop souvent orphelines de leurs timbres.

4 Les auteurs ont utilisé pour cette étude les catalogues : Yvert et Tellier (France), Michel (Allemagne) et Guibbons (Royaume-Uni). 

5 GERVEREAU, Laurent, « La guerre invisible », in BUTON, Philippe (dir.), La guerre imaginée, Paris, Ed. Seli Arslan, 2002, p. 248.

6 Plus particulièrement ces quelques phrases : « Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! Mais Paris libéré ! Libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l'appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle ».

7 Ajoutons ici que la « charge initiale des lanciers polonais contre les Panzers » en septembre 1939 est reproduite dans un timbre édité par les îles Marshall en 1989. Or, « cette illustration travestit le réel, car depuis 1937 la lance est abandonnée » (p. 146).

8 Sur ce point, voir AUPIAIS, Grégory, « Images d’une France ‘‘résistante’’ », Timbres magazine, n°40, novembre 2003, p. 99-100.

9 Sur ce point, nous ne pouvons que conseiller la lecture stimulante de  SAINCLIVIER, Jacqueline, GUILLON, Jean-Marie et LABORIE, Pierre (dir.), Images des comportements sous l'Occupation. Mémoires, transmission, idées reçues, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.