La France du mythe résistancialiste

La mémoire est l’outil politique du présent. Autrement dit, lorsque les hommes et les femmes politiques font référence à l’histoire, c’est la plupart du temps dans un but précis qui tient moins à la diffusion de connaissances qu’à une intention politique précise. De la Libération jusqu’aux années 1970, gaullistes et communistes s’affrontent ainsi pour la conquête du pouvoir mais mobilisent une semblable représentation de la France des années noires, celle d’un pays entièrement uni dans la Résistance à l’occupant : c’est ce que l’on appelle le mythe résistancialiste. Ce néologisme forgé par l’historien Rousso, et depuis entré dans le langage courant, désigne la grille de lecture selon laquelle les Français auraient unanimement et naturellement résisté pendant la Seconde Guerre mondiale. Afin d’assurer la reconstruction du pays, cette représentation mentale se met progressivement en place, d’abord à la faveur d’une difficile sortie de guerre puis d’une IVe République qui ne contraste guerre avec la politique menée par le général de Gaulle une fois-celui-ci revenu au pouvoir.

Unifier un pays meurtri, divisé et à reconstruire

En 1945, la France est exsangue. A partir de 1940, le pays subit une longue occupation et est consciencieusement pillé. Du fait des rigueurs du rationnement les Français – plus encore ceux qui habitent en ville – ont eu faim et ont manqué d’à peu près tout : essence, vêtements… Le bilan humain du conflit est très lourd : plus de 600 000 personnes sont mortes et 2 millions de prisonniers ont été détenus en captivité en Allemagne pendant cinq ans. La répression a fait des ravages dans les rangs de la Résistance tandis que les persécutions antisémites ont causé la déportation de 75 000 juifs de France : seuls quelques milliers d’entre eux reviennent des camps de la mort. A cela, il convient d’ajouter le sort des requis du Service du Travail obligatoire qui sont envoyés travailler en Allemagne à partir de février 1943. Par ailleurs, de nombreuses villes comme Le Havre, Cherbourg, Saint-Malo, Brest, Lorient ou encore Saint-Nazaire ont été complètement rasées par les bombardements alliés.

Carte postale. Collection particulière.

Plus encore, le pays est profondément divisé. L’Etat français dirigé par le maréchal Pétain collabore avec Hitler en lui livrant des matières premières et des produits finis, en participant à la déportation des Juifs, en répriment impitoyablement la Résistance. D’autres Français, dans l’hexagone ou à Londres avec le général de Gaulle, combattent pour leur contre les nazis. Mais, la majorité des Français a une attitude attentiste, s’accommodant tant bien que mal du conflit. De cette multiplicité des expériences de guerre découle des mémoires divergentes du conflit, quand elles ne sont pas clairement simplement opposées, comme entre gaullistes et pétainistes par exemple. L’épuration est également la source de conflits mémoriels durables, qu’elle soit jugée trop excessive ou au contraire trop clémente. En Ille-et-Vilaine, le cas des « pendues de Monterfil » est à cet égard emblématique des tensions qui se cristallisent au moment de la Libération.

Carte postale. Collection particulière.

Face à ces profondes fractures, la priorité du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) est d’assurer l’unité nationale pour reconstruire le pays. Il convient donc d’oublier la défaite de 1940 et de faire glisser sous le tapis tous les souvenirs délicats et clivants : l’occupation, la collaboration… Seuls quelques dirigeants de premier rang – Philippe Pétain, Pierre Laval… – sont traduits en justice, la majorité des serviteurs de Vichy parvenant sans trop de peine à se recycler dans la nouvelle administration, parfois après avoir purgé une peine de quelques mois d’indignité nationale. Il est vrai que pour se reconstruire, le pays a aussi besoin de hauts-fonctionnaires dotés de solides compétences administratives…

Forger le mythe

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, gaullistes et communistes participent d’une même représentation du conflit. Ces deux forces politiques, qui sont à l’époque les plus importantes du pays, présentent l’image d’un pays totalement résistant tout en cherchant à récupérer à leur unique profit le capital de sympathie entourant la Résistance. C’est ainsi que le parti communiste s’érige en « parti des 75 000 fusillés », manière d’affirmer un certain leadership dans l’action contre l’occupant en mettant en avant des pertes censément les plus importantes. La mémoire de Jean Poulmarc’h, fusillé le 22 octobre 1941 à Châteaubriant, est à cet égard emblématique des ambiguïtés qui entourent cet usage politique de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.

Carte postale diffusée à la fin des années 1940 par le Parti communiste et rappelant entres autres le souvenir de Jean Poulmarc’h, militant communiste, syndicaliste CGT et fusillé par mesure de répression à Châteaubriant le 22 octobre 1941. Collection particulière.

Pour sa part, le général de Gaulle pose dès les toutes premières heures de la Libération les fondations de ce que l’on appelle aujourd’hui le « mythe résistancialiste ». Dans un discours prononcé le 25 août 1944 à l’hôtel de ville de Paris, l’homme du 18 juin expose, lyrique, une vision bien singulière de la Seconde Guerre mondiale :

« Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! mais Paris Libéré ! Libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l’appui et le concours de la France entière, de la vraie France, de la France éternelle. »

Cherchant à non seulement conforter l’indépendance nationale de la France mais à assurer sa place parmi les vainqueurs du conflit, et par devant son statut de grande puissance dans le concert des nations, Charles de Gaulle pose « la première pierre du mythe fondateur de l’après-Vichy » pour reprendre les termes de l’historien Henry Rousso. Ce faisant, cette réécriture de l’histoire se fait volontiers oublieuse comme lorsque le président du GPRF affirme

« La République n’a jamais cessé d’être. La France libre, la France combattante, le Comité de Libération nationale l’ont, tour à tour, incorporée. Vichy fut  toujours et demeure nul et non avenu. »

Organiser l’oubli

On voit comment une telle représentation du conflit peut amener à occulter des dimensions entières de la Seconde Guerre mondiale. Au nom de l’indépendance nationale, le rôle des alliés est ainsi relayé dans un très lointain second plan. Alors que si c’est bien une division française qui entre la première dans Paris en août 1944, celle du général Leclerc, ce n’est en réalité là qu’un symbole accordé généreusement au général de Gaulle par les Américains.

La IVe République prolonge cette politique et continue de creuser les sillons de l’oubli et honore quelques-unes des plus grandes  figures de la Résistances parmi lesquelles Pierre Brossolette, Honoré d’Estienne d’Orves ou encore le maréchal Leclerc. Les autres catégories de victimes de la Seconde Guerre mondiale sont pour leur part plongées dans le silence, à l’image des survivants de la Shoah. Leur parole est à cette époque inaudible en ce qu’elle renvoie par bien des égards aux responsabilités de Vichy.  Au final, leur souvenir est dilué dans la mémoire de la déportation, alors essentiellement comprise comme étant de répression, et donc renvoyant de fait à la Résistance. Infortunés soldats de la Drôle de guerre, en première ligne lors du désastre de 1940, les prisonniers sont quant à eux au mieux oubliés, au pire moqués, comme c’est le cas dans La Vache et le prisonnier (1959), film au succès retentissant.

Enveloppe commémorant le souvenir de Pierre Brossolette, mai 1957. Collection particuière.

Le retour au pouvoir du général de Gaulle ne fait qu’amplifier ce recours au mythe résistancialiste qui trouve son apogée lors du transfert, le 19 décembre 1964, des cendres de Jean Moulin au Panthéon. Membre du corps préfectoral devenu représentant personnel du général de Gaulle en France occupée, et symbolisant ainsi une certaine continuité de l’Etat, premier président du Conseil national de la Résistance, homme de gauche ayant rallié une personnalité marquée à droite, le souvenir de Jean Moulin devient ainsi l’incarnation de cette France qui ne se voit plus qu’à travers l’armée des ombres.

 

Au nom de la concorde nationale, l’Etat mène donc une politique de réconciliation. Les procès de l’épuration cessent et laissent la place à l’image d’une France unie dans la Résistance. Même le massacre d’Oradour-sur-Glane ne parvient que momentanément à rompre le mythe : les Alsaciens-Lorrains engagés de force dans l’armée allemande (les malgré-nous) sont certes condamnés mais également amnistiés, là-aussi au nom de l’unité nationale. Mais plus de dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, certaines voix s’élèvent pour apporter une vision plus nuancée du conflit : en 1956, le film d’Alain Resnais Nuit et Brouillard est censuré car on y apprend que les Juifs internés étaient gardés par des policiers français.

Chronologie indicative

25 août 1944 : Libération de Paris. Discours de l’Hôtel de ville prononcé par le général de Gaulle.

8 mai 1945 : Capitulation allemande. Fin de la Seconde guerre mondiale en Europe.

20 novembre 1945 : Ouverture du procès de Nuremberg.

20 janvier 1946 : Démission du général De Gaulle.

1er octobre 1946 : Verdict du procès de Nuremberg.

13 avril 1948 : Création du Comité d’honneur pour la libération du maréchal Pétain.

5 janvier 1951 : Promulgation de la première loi d’amnistie des délits liés à l’Occupation.

23 juillet 1951 : Mort du maréchal Pétain.

12 janvier 1953 : Ouverture du procès du massacre d’Oradour-sur-Glane, devant le tribunal de Bordeaux.

18 février 1953 : Vote d’une loi d’amnistie pour les condamnés du procès d’Oradour-sur-Glane.

7 mai 1954 : Chute de Diên Biên Phû.

1er novembre 1954 : Toussaint rouge en Algérie.

1er juin 1958 : Retour au pouvoir du général de Gaulle.

28 septembre 1958 : Adoption de la constitution de la Ve République.

11 avril 1959 : le 8 mai n’est plus un jour férié.

17 avril 1959 : A Vichy, le général de Gaulle affirme « Nous sommes un seul peuple… »

22 janvier 1963 : Signature du Traité de l’Elysée instaurant une coopération franco-allemande.

18-19 décembre 1964 : Transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon.