Le portrait retrouvé

Au cours du mois de novembre 2017, la fin de la campagne d'indexation des soldats morts pour la France au titre de la Grande Guerre approchant, le Ministère des Armées demandait à des internautes dont l'implication avait été jugé remarquable, de répondre par écrit à quelques questions, dans le but de dresser des portraits de personnalités qui avaient fait « que l'indexation collaborative est un réel succès ». Cette série de portraits a été publiée de janvier à avril 2018 sur le site du Ministère des Armées sous le titre : « Portraits d'indexeurs ».

Carte postale. Collection particulière.

En Envor a pu se procurer l'un de ces portraits, non retenu pour publication. Quelle ne fut pas notre surprise en constatant qu'il s'agissait de celui du Rennais Jean-Michel Gilot, bien connu du Ministère de la Défense, renommé récemment des Armées, pour avoir conduit quotidiennement, pendant 4 ans et demi le projet moteur du succès du programme d'indexation : le défi « 1 Jour – 1 Poilu #1J1P » ! Notre surprise fut encore plus grande lorsque nous constatâmes, fin de semaine dernière, à la lecture du communiqué de presse officiel du Ministère des Armées célébrant en grande pompe l’achèvement du programme d’indexation, que ni l'auteur du projet 1J1P ni sa célèbre Task Force n’étaient cités.

Nous avons aujourd'hui le plaisir de présenter aux lecteurs d’En Envor cet entretien réalisé en novembre 2017 où Jean-Michel Gilot répond aux questions d’Audrey Mari, alors chargée de valorisation culturelle au Ministère des Armées. Avec le recul, on pourra mesurer combien ce succès repose sur deux éléments clefs : l’opiniâtreté et l’engagement sans faille des internautes mais aussi, et il faut le rappeler, de réelles compétences en termes de communication numérique. Car l’histoire publique est un métier, leçon que l’on ferait bien de ne pas trop oublier dans la mesure où, à l’évidence, les prochains cycles commémoratifs ne pourront être conçus sans vastes volets numériques.

 

Nom : GILOT

Prénom : Jean-Michel

Pseudonyme : 1 Jour – 1 Poilu

Département : 35 (Ille-et-Vilaine)

Nombre d'indexations au 03 novembre 2017  :  2474

Rang d’annotateur : 100 sur 2243

Estimatif nombre d’indexations de la Team #1J1P au 31 octobre 2017 : 412 500 (a minima)

 

Votre implication dans la campagne d’indexation collaborative des fiches des morts pour la France de la Première Guerre mondiale est remarquable. Avec le projet « 1 Jour - 1 Poilu », vous avez choisi d’encourager toute une communauté de passionnés en ligne. Quelles sont les raisons qui vous ont conduit à prendre cette initiative ?

C’est toute l’implication de la Team 1J1P, la communauté de plus de 300 internautes rassemblée autour de ce projet, avec une contribution pouvant être estimée à plus de 400 000 indexations, qui est remarquable. A l’heure où il parait acquis que la base sera intégralement indexée pour les commémorations du 11 novembre 2018, j’aimerais pouvoir leur rendre, à tous, l’hommage qu’ils méritent !

Carte postale. Collection particulière.

Il faut, en effet, le rappeler : le seuil critique permettant d’espérer la réalisation de notre objectif n’a été atteint qu’au bout de deux ans ; huit mois encore après le lancement du programme sur Mémoire des Hommes, les projections réalisées ne permettaient pas d’envisager une indexation totale de la base avant l’an de grâce… 2046 !
Au départ, il fallait donc être un peu téméraire pour lancer un tel défi, et pour tous ceux qui m’ont suivi, pour tenter de le relever. Une montagne se dressait devant nous : plus d’1 million 325 000 fiches, à transcrire, et le cas échéant, à vérifier. Nous savions que nous engagions dans une ascension de 1800 jours en continu, plus longue encore que la guerre elle-même, avec un premier groupe de cordée initialement très limité.
Mais quelle exaltante perspective que d’accompagner et (tenter) d’accélérer la réalisation d’un programme qui allait nous permettre – à nous, leurs descendants –, de mieux connaître et de raviver la mémoire de ces centaines de milliers d’hommes dont le sacrifice avait forgé notre histoire et notre identité ! Pour nous, indexer n’était pas seulement transcrire, c’était aussi rendre hommage, et apporter notre contribution à la construction d’un outil qui servirait à mieux appréhender dans sa dimension humaine un conflit encore profondément inscrit dans notre mémoire collective.
Cette intime conviction a balayé tous les appréhensions et tous les obstacles. Ces hommes avaient écrit l’histoire – notre histoire –, en le payant de leur vie. Nous devions donc, à notre tour, écrire la leur, ou à tout le moins, y contribuer.

Pourquoi le nom « 1 jour – 1 Poilu » ?
C’est un acronyme pour : « 1 Jour = 1 Poilu mort pour la France indexé sur la base des morts pour la France de la Première Guerre mondiale ». Il résume l’idée (et le défi !) à la base du projet : puisqu’il y avait 1 325 000 fiches à transcrire, il « suffirait » d’être 850 internautes à indexer au moins une fiche, chaque jour, pendant toute la durée du Centenaire (1563 jours), pour parvenir à l’indexation intégrale de la base à l’horizon du 11 novembre 2018.
Le projet impliquait donc recruter et d’animer la communauté de volontaires la plus large possible, bientôt baptisée « Task Force » ou « Team #1J1P », pour relever, et relayer, ensemble, ce défi, jour après jour, jusqu’à la fin du Centenaire.

1 Jour – 1 poilu est une initiative fondée sur Internet. Quels canaux et moyens utilisez-vous pour mener cette opération ? Quels avantages représentent pour vous les réseaux sociaux ?

1 Jour – 1 Poilu a été lancé sur le réseau social Twitter le 17 novembre 2013, puis sur Facebook (page et groupe #1J1P). Il  possède un site web dédié depuis octobre 2015. Enfin, une carte collaborative de type Google Maps, permettant aux internautes de reporter les indexations réalisées, communes par communes, complète le dispositif.
Les réseaux sociaux ont été mis à contribution pour nouer le contact et échanger avec de très nombreux internautes, et en premier lieu avec les généalogistes (amateurs ou professionnels), bibliothécaires, documentalistes, férus d’histoire militaire, archivistes, ou journalistes, constituant le premier cercle de la Team #1J1P. Le compte Twitter dédié enregistre ainsi jusqu’à plusieurs centaines d’interactions par jour, notamment via le « hashtag » #1J1P.
Un tweet incorporant ce sigle de reconnaissance a été émis quotidiennement depuis le compte Twitter 1 Jour – 1 Poilu pour faire état de l’indexation d’un Poilu mort pour la France 100 ans auparavant, jour pour jour. Son utilisation a joué un rôle important pour décentraliser le projet et permettre son appropriation par les internautes, invités à se faire le relais de leurs propres indexations, à la fois pour rendre un hommage quotidien aux Poilus pendant toute la durée du Centenaire et recruter de nouveaux volontaires.

Carte postale. Collection particulière.

Néanmoins, nous ne serions pas parvenus à atteindre le seuil critique permettant la réalisation de notre objectif, sans la mise en œuvre d’une innovation : les campagnes d’indexation à vocation commémorative, déployées lors d’événements clefs, qu’ils soient, ou non, reliés au Centenaire. Première du genre, la campagne « 1 Jour – 1 Poilu sur la route du Tour de France », avait proposé aux internautes d’accompagner l’exploit sportif des coureurs du Tour, en transcrivant les fiches des Poilus morts pour la France originaires des communes traversées et en reportant les indexations réalisées sur une carte collaborative dédiée.
Le succès de cette opération m’a convaincu de renouveler l’expérience lors de 4 autres campagnes (« 25 poilus pour le 25 novembre », « 11 jours pour le 11 novembre », « 303 Poilus pour Verdun », « Sur les traces des disparus de la Grande Guerre »), qui nous ont permis d’élargir le cercle de nos relais médiatiques au-delà de nos fidèles partenaires1 et soutiens initiaux (2).

Quels bénéfices pensez-vous que le public pourra retirer des résultats de l’indexation collaborative ?

Pour le grand public, les recherches visant à retrouver un ascendant ou un proche mort pour la France au titre de la Grande Guerre seront, de fait, facilitées par l’élargissement des critères de recherche.
Le public plus initié disposera d’une base de référence pour effectuer des recherches par commune de naissance ou de résidence (champ transcription du décès), permettant d’évaluer le poids du conflit à l’échelon local en complément des Livres d’Or et des relevés des Monuments aux Morts, mais également pour retrouver les camarades de régiment d’un ascendant tué au cours d’une période déterminée, etc.
Le public à visée historienne, disposera, quant à lui, d’un immense champ de recherches autorisant toutes sortes de recoupements statistiques permettant d’affiner notre connaissance du conflit. Cela supposera, bien entendu, que soit ouverte la possibilité d’export de jeux de données. Je souhaite ardemment que cette possibilité soit offerte dans un avenir proche à tout internaute qui le souhaite, cette mesure dût-elle impliquer un assouplissement des directives de la CNIL.
D’ores et déjà, l’exploitation statistique de la base dans son état actuel semble livrer un premier enseignement : contrairement à ce que l’on a longtemps cru, le jour le plus meurtrier de la Grande Guerre – et de l’histoire de France - ne serait pas le 22 août 1914, mais plutôt le 25 septembre 1915... Si le fait se trouve confirmé, il faudra réviser les livres d’histoire.

L'identification des morts en Champagne, après l'offensive du 25 septembre 1915. Carte postale-photo. Collection particulière.

Enfin, au-delà même de ces résultats, la mobilisation du public autour du programme d’indexation et du projet 1 Jour – 1 Poilu durant ce Centenaire, m’a paru mettre en évidence l’émergence de pratiques commémoratives d’un genre inédit, dans lesquelles l’internaute accomplit de son propre chef, au travers d’un geste technique empruntant le canal du numérique (la transcription des fiches) un acte doté d’une portée mémorielle. Une telle évolution pourrait induire un renouveau du champ de la mémoire, traditionnellement médiatisée, et bien souvent instrumentalisée.

Pouvez-vous nous en dire plus sur vous ? Votre parcours personnel a-t-il un lien avec la généalogie, les archives ou encore l'histoire ? 

Philosophe de formation, j’ai commencé à assouvir mon goût pour les sources en travaillant sur les textes de Parménide, de Platon et d’Aristote en V.O. non sous-titrée…
Marqué dès l’enfance par L’Armée des Ombres, le chef d’œuvre de Jean-Pierre Melville, j’étais plutôt versé dans l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale que dans celle de la Grande Guerre… Jusqu’à ce que je découvre, en réalisant mon arbre généalogique, l’étonnant parcours de l’un de mes arrière-grand-pères paternels, dont la famille rapportait qu’il était mort en service commandé pour le compte du Deuxième Bureau à la fin de de la Première Guerre mondiale. Là commença pour moi une palpitante et rocambolesque odyssée de 7 ans au sein des archives…
Le développement du projet « 1 Jour – 1 Poilu » m’a permis, pour la première fois, de concilier mon métier de directeur de projets numériques, avec cette passion de  l’exploration de l’histoire et de ses acteurs à partir des sources. Je demeure convaincu que l’étude des destins individuels des hommes qui nous ont précédés a encore beaucoup à nous apprendre sur nous-mêmes, et qu’une telle quête peut servir notre temps présent. Je ne m’arrêterai donc pas là !

 

 

 

 

 

1 La Revue française de Généalogie, En Envor, la Mission du Centenaire qui a labellisé le projet en mai 2015.

2 Parmi lesquels : Sophie Boudarel, Stéphanie Trouillard, Michaël Bourlet, Sandrine Heiser, Fabien Larue, Marie-Christine Bonneau-Darmagnac.