Anjela Duval : poétesse d’une ruralité bretonne évanescente

« Celui qui n’a pas de terre, n’a pas de racines ». Cette affirmation résume parfaitement la philosophie de la poétesse bretonne Anjela Duval. Il faut dire qu’elle est restée fidèle toute sa vie à sa ferme de Traoñ-an-Dour, située sur la commune du Vieux-Marché (22). Issue d’une lignée de paysans, elle y naît le 3 avril 1905 sous le nom de Marie-Angèle Duval. Elle ne fréquente l’école des sœurs de la commune voisine de Trégrom que de l’âge de six à douze ans. Elle reste la fille unique de ses parents après la mort, à l’âge de dix ans, de sa sœur Maia, et sans n’avoir jamais connu son frère Charles, décédé avant sa naissance. Elle vit une jeunesse rythmée par le travail de la terre et les traditions villageoises, comme la fête de la Saint-Jean au moment de l’équinoxe d’été. Une tradition si importante que « 6 semaines avant on était déjà à traîner des fagots et des épines et des faucilles, des ronces, et tout ça il y avait un grand tas d'ajoncs, de toutes sortes, tout ce qui pouvait brûler. » Et le 23 juin au soir, « après le souper », « le doyen du hameau […] allumait le feu […] avec sa petite orge de paille. » Une fois la bûcher allumé, « les enfants comptaient les feux » visibles « un peu partout dans la région », « jusqu’à Plounévez, Trégrom, Pluzunet, on [en] voyait jusqu'à 20, 30. » A la mort de ses parents en 1941 et 1951, Anjela continue de cultiver, seule, les terres familiales.

Le Vieux-Marché, probablement à la fin des années 1940. Carte postale. Collection particulière.

Mais, c’est dans ces mêmes années que son destin, somme toute classique d’une paysanne bretonne de la première moitié du XXe siècle, prend une tournure artistique. Alors qu’Anjela parle et lit le breton depuis son enfance, elle apprend à l’écrire à l’âge de 46 ans, par l’intermédiaire d’Ivona Martin et des abbés Dubourg et Klerg.1 S’ouvre alors à elle une carrière de poétesse. Elle publie ses premiers textes dans des revues en breton comme Ar Bed Keltiek, dirigée par Roparz Hemon, Barr-Heol, de l’abbé Klerg, ou bien Al Liamm, dirigée par Ronan Huon. Ses poèmes, écrits sur des cahiers d’écoliers, racontent sa vie de simple paysanne, attachée à sa terre. A une époque où la langue bretonne cherche une nouvelle place dans une société qui voit le nombre de ses locuteurs natifs diminuer fortement, Anjela devient une porte-voix de sa défense, comme dans ce poème écrit le 4 mars 19702 :

Brezhoneg ? Langue bretonne ? !
 « Brezhonegañ d’am babigoù ?
« Parler breton aux petits ?
Ya da ’michañs ! Che ! N’on ket nay !
Ah bien oui ! Dites donc, je ne suis pas folle !
— Bo !… It dezho ’ta e galleg saout
— Bon !… Parlez-leur le français des vaches
Din ne vern. Deoc’h eo da varn.
Je m’en fiche. Vous ferez comme vous voudrez.
Gortozomp…
Attendons...

N’eo ket bet hir ar gortoz
Il n’a pas fallu attendre longtemps
Skuizhet prim ar vugale
Les enfants vite fatigués
O vout goapaet gant o c’heneiled
De voir leurs amis se moquer
A-zivout o galleg-podoù
De leur français de cuisine
E rebechont bremañ
Hors d’eux reprochent
Gant fulor d’o mammoù
Aujourd’hui à leurs mères
Bout nac’het outo
De leur avoir refusé
Yezh o bro. »
La langue de leur pays. »

Ne drokfen ket evit teñzorioù va bro, va yezh ha va frankiz / Je n'échangerais contre nul trésor mon pays, ma langue et ma liberté. Anjela Duval, inspiration des street artists brestois pendant l'été 2011. Crédits: Peskaour.

Cette vocation de poétesse donne une envergure nationale à Anjela Duval, quand elle apparaît le 28 décembre 1971 dans l’émission télévisée d’André Voisin, Les conteurs sur l’ORTF. Dans un des extraits de l’émission, Anjela parle de son rapport profond et charnel à la terre, assise dans l’un de ses prés, qui représente pour elle ses « racines », « la terre de mes ancêtres ». A cette époque du miracle agricole breton, sa vision du travail paysan est clairement en décalage, arriérée pourraient même penser certains : « mon père a peiné dessus [cette terre] et moi je peinais depuis aussi. » On est là bien loin des nouvelles exploitations agricoles qui cherchent à vendre leurs productions. Anjela évoque une agriculture qui permet « de subsister », à condition de ne pas « lésiner sur sa peine […], parce que la terre elle rend à mesure qu'on lui donne. » Une discordance des temps qui est manifeste quand elle s’emporte contre les récents remembrements, qui désincarnent l’attachement du paysan à ses champs : « ils avaient tous des noms, mais maintenant puisqu'on a abattu des talus, il y a 3, 4, 5 champs dans le même champ. » Anjela, elle, connaît les siens par leur nom en breton. A la différence des « gens […] maintenant […], qui achètent des terres comme ça [et les] appellent le 715 ou le 730 ou le 301, par leur nom de cadastre. » Dans ces années 1950-1980, alors que la Bretagne change profondément et rapidement, Anjela Duval, de par sa philosophie exprimée dans ses poèmes, devient un symbole pour ceux qui sont à la recherche d’une identité rurale bretonne préservée de la modernité d’après-guerre. Elle décède le 7 novembre 1981, à Lannion, une ville de son Trégor natal tournée désormais vers les nouvelles technologies de la communication avec le Minitel.

Thomas PERRONO

 

 

 

 

1 PIRIOU Yann-Ber, « Anjela Duval (1905-1981) », in  CROIX Alain et VEILLARD Jean-Yves, Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, PUR, 2013, p. 336.

2 Source du poème en breton : http://www.breizh.net/anjela/barzhonegou/213.php et de sa traduction en français par Paol Keineg : http://www.breizh.net/anjela/galleg/poeme.php?id=55