La route du sel ou l’envers de la bagnole

Si la construction d’un vaste réseau routier en Bretagne à partir des années 1970 contribue à intégrer encore un peu plus la péninsule armoricaine au marché hexagonal et européen, elle a aussi pour corollaire de faciliter l’arrivée des touristes et le développement d’une économie balnéaire. Mais ce cercle n’est pas que vertueux. On connaît bien évidemment un certain nombre de projets architecturaux plus ou moins réussis, sans même parler des conséquences de ce tourisme de masse sur les patrimoines, qu’il soit naturel ou historique. Mais dans le pays de Guérande, en Loire-Atlantique, les choses prennent une toute autre ampleur.

Carte postale. Collection particulière.

Il est vrai que le seigneur politique local n’est ici pas n’importe qui. Baron du gaullisme, petit-fils du directeur des célèbres chantiers de construction navale de Saint-Nazaire et maire depuis 1971 de La Baule, après avoir été élu l’année précédente conseiller général de Guérande, Olivier Guichard est aussi, et peut-être même surtout, l’homme à la tête de la Délégation à l’aménagement du territoire. A ce titre, il porte une vision de transformation et de modernisation de l’espace et c’est tout naturellement qu’il entend doter sa commune d’une rocade de contournement, axe qui bien entendu n’est pas sans intérêt du point de vue du développement de l’économie balnéaire, à une époque où celle-ci n’est comprise que par le prisme de l’automobile. Mais comme dans un choc des modernités, le projet rencontre de vives oppositions. En effet, le tracé prévu a pour effet de couper en deux le marais salant et de condamner, à terme, une activité économique alors moribonde.

Traditionnelle dans la région de Guérande, la culture saline est en effet à la croisée des chemins en ce début des années 1970. Signe d’une indéniable intégration au sein de l’économie hexagonale, la production bretonne est pour une large part distribuée par un grand négociant ayant pignon sur rue : les Salins du Midi. Cette entreprise est d’ailleurs propriétaire du quart du marais, non pas d’un seul tenant mais en une multitude de terrains épars. Or le travail des paludiers artisanaux n’est pas jugé suffisamment rentable par cette grande entreprise qui préfère miser sur une autre ressource plutôt que sur l’or blanc : le tourisme. De son côté, la DATAR érige la villégiature en activité économique structurante pour les littoraux, ce qui ne laisse rien présager de bon pour les Bretons. C’est ainsi que la direction des Salins du Midi arrête la distribution de la production des paludiers guérandais pour les asphyxier puis racheter à bon prix leurs terrains pour enfin les céder aux promoteurs immobiliers désireux de développer les infrastructures balnéaires.

L’engrenage infernal ne tarde pas à se mettre en route et le port de Saint-Nazaire reçoit bientôt du sel en provenance du midi de la France destiné à être emballé dans l’usine de conditionnement de Batz-sur-Mer. S’en suit une forte mobilisation locale marquée par plusieurs grandes manifestations à Nantes et Saint-Nazaire, en septembre 1971 et juin 1973 notamment. L’opposition finit d’ailleurs par avoir gain de cause en remportant même l’assentiment d’Olivier Guichard, puisque la commune de La Baule décide, opportunément, de finalement ne pas se prononcer à propos de ce projet de rocade. C’est non seulement la fin d’un mouvement de bétonisation de cette partie de la côte bretonne, puisqu’un vaste projet de marina était également dans les cartons, mais le début d’un processus vertueux de conservation de ce biotope exceptionnel. Aujourd’hui, le marais salant de Guérande est même classé, par l’UNESCO, sur la liste indicative du patrimoine mondial de l’humanité.

Carte postale. Collection particulière.

Ce conflit dit bien les tensions qui traversent la Bretagne d’alors. Il y a d’une part un impératif économique et un choix opéré entre une activité jugée moderne et porteuse et une autre estimée moins en prise avec l’avenir. Se greffe alors une deuxième grille de lecture associant défense d’un paysage façonné par l’homme et d’une certaine identité bretonne. En effet, la mainmise des Salins du Midi sur le quart du marais salant guérandais ainsi que le rôle de la parisienne délégation à l’aménagement du territoire offrent les termes d’une classique dialectique intérieur/extérieur et permettent qu’à ce combat se greffe toute une série de militants de la défense de l’environnement mais aussi de la cause bretonne. Enfin, il y a une opposition plus traditionnelle, mais non moins réelle, entre les « petits » et le « gros », entre des artisans paludiers d’une part et un grand groupe industriel d’autre part. Or, en ces années 1970 où le Parti communiste et la CGT constituent encore un socle majeur de l’opinion, on aurait tort de minimiser l’importance de ce rapport de force. D’ailleurs, la si fameuse convergence des luttes s’opère sur les quais du port de Saint-Nazaire lorsque les dockers refusent de décharger les cargos des Salins du midi et bloquent le trafic. Dès lors, comment s’étonner qu’Olivier Guichard finisse par affirmer que « l'écologie générale de la presqu'île guérandaise exige le maintien des marais salants » ?

Erwan LE GALL