Un Noël chez Pêr-Jakez Hélias : entre traditions et modernité

Quatre hommes et une femme sont rassemblés autour d’une cheminée dans laquelle une bûche flambe. Tous sont assis, sauf un homme coiffé d’une casquette de marin qui est en train de fumer accoudé au manteau de la cheminée. La mise en scène semble tout droit sortie d’une de ces cartes postales folkloriques du début du XXe siècle, tant elle plonge dans l’imaginaire de la tradition bretonne. Pourtant, tel un jeu des sept erreurs, quelques éléments de modernité se glissent dans la scène : fauteuil en osier, tenues vestimentaires, coupe de cheveux permanentés de la femme, lampe électrique sur pied etc. Ils nous rappellent que cette scène est enregistrée chez Pêr-Jakez Hélias, le célèbre auteur du Cheval d’orgueil à la veille du réveillon de Noël 19711.

Carte postale. Collection particulière.

Les invités du plus célèbre des Bigoudens ne sont également pas des inconnus, notamment de leurs contemporains militants de la langue bretonne. Il s’agit de l’équipe qui anime l’émission en breton Breiz o veva sur la télévision régionale. Charlez ar Gall tout d’abord, l’un des pionniers de la radio et de la télévision en langue bretonne. A partir de 1959, il anime toutes les semaines des émissions  sur Radio-Quimerc’h, prenant la  suite de Pêr-Jakez Hélias lui-même. Puis à partir de 1964, c’est à la télévision qu’il tient une chronique d’une minute trente en langue bretonne. L’année 1971 est un nouveau tournant dans sa carrière avec le lancement de l’émission Breiz o veva : un magazine qui cherche à montrer que les bretonnants – notamment de langue maternelle – peuvent parfaitement vivre dans la modernité des Trente glorieuses. Sa femme, Chanig, est également présente. Pourtant originaire du Finistère comme son mari, elle a appris la langue bretonne afin de pouvoir co-animer les émissions de Charlez. Le plus jeune de la bande, le seul né après-guerre, est le journaliste Fañch Broudic qui crée par la suite, en 1981, le premier journal télévisé en langue bretonne : An taol lagad (le coup d’œil). Visant Seité, enfin, représente la frange catholique des défenseurs du breton. En effet, ce professeur de langue bretonne est un frère de Ploërmel qui a été l’un des dirigeants de l’association Bleun-Brug après la Libération.

Lors de cette veillée télévisée, le groupe discute en breton de leurs souvenirs d’enfance des fêtes de Noël et  du Premier de l’an. Le plus âgé de l’assemblée, Visant Seité, né en 1908, raconte qu’après l’office religieux du soir du 24 décembre, la mode n’était pas au réveillon en famille :

« On  ne mangeait rien. On allait directement au lit. »2

Au matin de Noël, les enfants trouvaient, posée sur le bank tosel (le banc du lit clos), une orange en cadeau. « Des petits gâteaux et des petits bonshommes en sucre » marquaient également les festivités gustatives de Noël. Il ajoute que parmi toutes les veillées de l’hiver, celle de Noël « était la plus agréable ». Ainsi, loin des représentations misérabilistes des Noël d’antan, Visant Seité montre ici que la société paysanne bretonne du début du siècle vit plus dans la frugalité que dans la misère. 

Dans les années 1920-1930, les traditions n’évoluent guère même si le désir de faire de de Noël une fête qui soit extraordinaire – au sens premier du terme – semble plus marqué. Charlez ar Gall raconte ainsi qu’il y avait également des veillées du côté de L’Hôpital-Camfrout, mais que « les familles ne restaient pas entre-elles », ils « allaient de maison en maison ». C’était alors l’occasion de partager du « gwir kafe » (traduisible par vrai café ou café véritable), en opposition au « café des champs » du quotidien composé de sortes de fèves grillées. Cette tradition du café de la nouvelle année, partagé en famille, entre amis ou voisins, s’est d’ailleurs maintenue jusqu’à nos jours dans de nombreux endroits de la Bretagne rurale. Autre mets qui sort alors de l’ordinaire pour Charlez ar Gall, le plat de charcuterie qui prend place sur la table du repas de réveillon de Noël. Alors que le porc est une viande du quotidien en Bretagne à cette époque, la charcuterie ne fait pas partie des modes de consommation, en dehors du pâté bien entendu. Le vin blanc doux remplace également le vin de table « ordinaire » ou le cidre consommé quotidiennement. Charlez ar Gall raconte également  comment il noircissait ses sabots de bois avec de la suie – plutôt qu’avec du cirage  trop cher – avant de les mettre dans l’âtre dans l’attente d’y trouver le lendemain matin une orange et un petit Jésus.

Carte postale. Collection particulière.

Mais dans l’évolution des traditions de Noël jusqu’à la société de consommation des seventies, c’est l’apparition d’un personnage devenu omniprésent qui semble le plus marquant : an Tad Nedeleg (le Père Noël). Charlez ar Gall martèle que ce n’était pas le Père Noël qui garnissait ses sabots posés au pied de la cheminée. L’hôte de la veillée, Pêr-Jakez Hélias abonde dans le même sens :

« J’ai été très étonné quand j’ai entendu parler du Père Noël […] Quand je suis venu faire mes études en ville, et que j’ai vu le Père Noël et les sapins,  je me suis vraiment demandé ce  qu’était ce cirque. »

Pourtant il y a fort à parier qu’après la surprise éprouvée devant ces pratiques urbaines de la  fête de Noël, le jeune Hélias finit rapidement par en accepter les codes puis les rapporter dans son milieu d’origine. Bref, les coutumes ne sont que les pratiques sociales d’une société particulière à un moment donné, qui ne peuvent être vues a posteriori comme des pratiques immémoriales et  intemporelles : tradition et modernité forment ainsi les deux faces d’un même aimant, entre attirance et répulsion.

Thomas PERRONO

 

 

 

 

 

1 INA. L’Ouest en mémoire. « Nedeleg ha Kalanna e ti Per Jakez Helias [Rencontre de Noël et du premier de l'An chez Pierre Jakez Hélias] », Breiz o veva, ORTF,  23/12/1971, en ligne.

2 Les propos sont tenus  en breton. Nous utilisons ici par commodité la traduction fournie par la plateforme L’Ouest en  mémoire.