La Bretagne des sixties : le développement du discours sur la modernité

Si la naissance du Comité d'étude et de liaison des intérêts bretons (CELIB) en 1950 initie le « miracle économique breton » au cours des fifties, il faut attendre une dizaine d’années pour voir pleinement à l’œuvre les premiers effets du plan d’aménagement de la Bretagne. A cet égard, un reportage des Actualités françaises du 28 juin 1961 nous le montre parfaitement . Mais plus qu’un simple reportage de présentation de quelques réussites économiques bretonnes, on perçoit la construction d’un discours autour de la notion de « modernité » – en passe de devenir le nouveau paradigme de ces sixties – en opposition à la vision d’une Bretagne traditionnelle et immuable : « donner à cette terre de tradition, de caractère, sa place dans le monde moderne ».

La limousine du général de Gaulle lors de l'inauguration de l'usine Citroën de La Janais, en avril 1961. Collection particulière.

A cette époque, les discours dominants au sein des élites bretonnes, et qui infusent progressivement au sein du reste de la population, professent que « la seule énergie qui anime les usines réalisera le miracle qu’attend la Bretagne ». En démonstration, le reportage se fait écho de plusieurs projets industriels qui touchent autant à la production de biens de consommation, qu’à l’agriculture ou la production d’énergie. C’est tout d’abord la construction en cours de l’usine Citroën « aux portes de Rennes ». Pour souligner l’importance de cette politique de décentralisation industrielle, le Général de Gaulle en personne assiste à l’inauguration de l’unité de production de La Janais, avant que le première Ami 8 ne sorte de la chaîne de montage au mois d’avril 1961. Alors que le reportage est tourné seulement quelques mois après l’inauguration, le discours journalistique est déjà très enthousiaste envers ce « premier consommateur de main-d’œuvre [de la région] qui permet déjà d’amorcer la diminution d’une émigration qui atteint le chiffre impressionnant de 20 000 ouvriers volontaires par an ». L’automobile – qui  entre dans  son  âge d’or – serait donc le  remède au fléau de l’émigration qui touche la Bretagne depuis près d’un siècle. La modernité industrielle c’est aussi des technologies jugées alors de pointe en matière de production d’énergie. Au premier rang desquelles vient le barrage de la Rance en construction, qui lors de sa mise en fonction en 1966 dote « la Bretagne de la première centrale marémotrice du monde ». C’est aussi la « centrale nucléaire expérimentale de  Brennilis » qui est également en construction. A son lancement en 1967, elle permet de produire 70 mégawatts d’électricité. « Promesse plus immédiate » pour fournir l’électricité nécessaire au développement industriel de la région, une « centrale à turbine à gaz […] qui fonctionne sur le principe des moteurs à réaction »  d’une puissance de 20 000 kilowatts vient d’être mise en fonction à Brest-Portzic.

La modernité économique de la Bretagne, c’est aussi – et peut-être avant tout – la naissance de l’industrie agroalimentaire. Dans le reportage, la ville de Guingamp est ainsi qualifiée de « Chicago du poulet », puisque 200 000 poulets passent par des abattoirs modernes, où ils sont « électrocutés, saignés, échaudés et plumés » sur des chaînes automatiques. Pour autant, il faut garder à l’esprit que cette modernisation de l’agriculture vers des productions intensives ne se fait pas sans tensions. En témoigne dans le reportage, le récit de la libération d’Alexis Gourvennec et de Michel Léon, deux des leaders de la contestation paysanne lors de la crise agricole de 1961. En effet, pour moderniser leurs exploitations agricoles, les agriculteurs sont forcés de s’endetter, ce qui peut vite s’avérer désastreux lorsqu’ils sont frappés par une crise agricole. C’est ainsi, que progressivement au cours de la décennie 1960 des discours alternatifs à cette modernité se construisent au sein du monde paysan, notamment autour du syndicaliste Bernard Lambert.

A écouter ce reportage des Actualités françaises, cette modernité se heurte à l’image traditionnelle de « cette province de France qui est la plus particularisée », qui a conservé un « attachement à ses libertés » d’Ancien régime, dont le Parlement de Bretagne semble être un symbole. Une Bretagne traditionnelle qui s’incarne dans un Panthéon de personnalités plus ou moins réelles : de « l’enchanteur Merlin et la fée Viviane qui ont depuis longtemps quitté la forêt de Brocéliande », jusqu’au quatuor de guerriers-aventuriers : Duguesclin, Jacques Cartier, Surcouf et Duguay-Trouin. Une recherche de singularité qui aurait nuit à la Bretagne, la faisant « trop longtemps passer à côté du progrès ». Bien que, concède le reportage, « la situation [ne soit] pas sans espoir ».

Procession en pays bigouden. Carte postale. Collection particulière.

Les crises économiques qui jalonnent les seventies mettent à mal ce paradigme de modernité. Si les Bretons n’abandonnent pas cette quête du progrès et ne se détournent pas du modèle économique dominant – dans le secteur agricole notamment – qui s’est mis en place dans la décennie précédente, on assiste au retour en force de discours défendant une région fière de ces traditions. C’est alors le renouveau de la culture bretonne autour de personnalités comme Alan Stivell et la réappropriation de la langue bretonne par une génération qui l’apprend désormais plus à l’école qu’au sein de la cellule familiale. Faut-il privilégier une Bretagne traditionnelle ou une Bretagne moderne ? Un débat loin d’être tranché un demi-siècle plus tard…

Thomas PERRONO

 

1 INA. « La Bretagne de l’avenir », Les Actualités françaises, 28/06/1961, en ligne.