L’arrachage des pommiers à cidre dans les années 1950 : lutte contre l’alcoolisme ou modernisation agricole ?

Les polémiques du début de l’année 2019 autour du lancement du nouveau plan gouvernemental contre les addictions, notamment après les déclarations du ministre de l’agriculture qui « veut éduquer les jeunes à boire du vin », montrent  bien les rapports complexes, si ce n’est ambigus, qu’entretiennent les Français avec l’alcool, notamment avec le vin et le cidre.

Fabrication du cidre à Plougasnou, dans le Finistère. Carte postale. Collection particulière.

La lutte contre l’alcoolisme n’est pas une affaire récente. En 1913, les préfets bretons mettent tout en œuvre pour lutter contre « les ravages […] de ce redoutable fléau ». Pourtant à peine plus tard, quand éclate la Grande Guerre, cidre et vin sont vus comme des boissons dites « hygiéniques » pour la consommation des poilus, par rapport aux alcools issus de la distillation, mauvais pour la santé. En Bretagne, si de nos jours, le cidre s’est « patrimonialisé », jusque dans les années 1950, c’est très largement une boisson du quotidien. A un point tel que, dans une enquête menée en 1958 auprès des scolaires, et relayée par le quotidien morbihannais La Liberté du Morbihan, 80% des écoliers du Morbihan et des Côtes-du-Nord consomment du cidre quotidiennement.

Ainsi, quand un reportage des Actualités françaises datant de 1957 justifie l’arrachage des pommiers à cidre par la nécessité de mettre un terme à une production agricole « génératrice d’un alcoolisme rural avant-coureur de misère et de maladie »1 ; on ne peut qu’être interpellé. A en croire la télévision, donc, la situation serait celle-ci. Chaque printemps, des « millions de pommiers à cidre font de la France de l’ouest un énorme bouquet » avec leurs parures de fines fleurs roses. Mais celles-ci, une fois devenues des pommes, se caractérisent par « leur piètre qualité, leur cours si bas, qu’à peine valent-elles le coût du ramassage ». Dès lors, le paysan n’a d’autre choix que « l’alambic pour seul débouché ». Le remède à cette situation serait donc sans appel : « mieux vaut sans doute remplacer cette production, ou déficitaire, ou justifiable d’un emploi sans utilité pour l’industrie ».

Chose dite, chose faite : les images du reportage montrent les agriculteurs arracher leurs pommiers en tirant dessus avec leurs tracteurs, « stimulés par les primes gouvernementales », laissant ainsi « à ces mêmes places de larges prairies où l’élevage assurera un revenu très supérieur ». Dans ce discours, on constate bien qu’il n’y a aucune once de sentimentalisme, quand il s’agit de la modernisation nécessaire à l’éclosion du « miracle breton ». Pour autant, la Bretagne – tout comme sa voisine, la Normandie – n’est pas obligée d’abandonner ce symbole du patrimoine régional qu’est la pomme, à condition que celle si soit dite « à couteau », c'est-à-dire destinée à la consommation de table. Le développement de ces nouveaux vergers pourrait être « une bonne affaire », à condition que la production soit pensée sur un modèle productiviste, et non plus seulement quelques arbres parsemés en bout de champ. Il pourrait même s’agir de « bonnes actions » sur le plan économique, puisque « étrange paradoxe, notre pays est importateur » de pommes à couteau.

A Burbry, dans le Morbihan, mise en place de la pulpe dans la presse à cidre (1984). Carte postale. Collection particulière.

Au final, on voit bien que l’argument hygiéniste de lutte contre l’alcoolisme rural ne tient pas longtemps la route dans la justification de la politique d’arrachage des pommiers à cidre menée dans les années 1950. Ce sont bien les arguments économiques qui prévalent dans l’abandon de cette production d’alcool, au profit de l’élevage ou de l’arboriculture fruitière, activités conhuguées sur le mode intensif. Tout comme, de manière inversée, on justifie aujourd’hui la nécessité de soutenir le secteur viticole, en tant que fleuron économique français à l’exportation.

Thomas PERRONO

 

1 INA. « Anti alcoolisme en France », Les Actualités françaises, 15 mai 1957, en ligne.