Ar-Men, entre dédain et admiration

S’il y a bien en Bretagne un édifice patrimonial qui spontanément suscite la sympathie, le respect et l’émotion, alors que de manière très paradoxale assez peu de personnes l’ont finalement vu de leurs propres yeux, c’est bien le phare d’Ar-Men, colonne minérale bâtie par l’homme à l’extrémité de la chaussée de Sein, dans le Finistère. Il n’est dès lors pas étonnant de retrouver ce bâtiment porté en bulles, d’abord par le remarquable album de Briec dont l’action se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale, puis tout récemment par Emmanuel Lepage, auteur d’une magnifique bande dessinée publiée aux Editions Futuropolis1.

Une superbe proposition graphique.

La première chose qui frappe à la lecture de ce superbe album est en effet la qualité du trait. Il n’y a rien de plus difficile que de croquer la mer, surtout lorsque celle-ci se déchaîne et on se doute que dans une bande dessinée consacrée au phare d’Ar-Men celle-ci est omniprésente, tantôt calme (p.3, 56…), tantôt furieuse (p. 75 et suivantes). Ce sont tant les mouvements des vagues que la gamme chromatique de la mer d’Iroise qui ici sont parfaitement interprétés. Plutôt en effet que de s’essayer vainement à reproduire le mouvement de l’océan, Emmanuel Lepage cherche à transmettre son propre regard sur l’élément. Le choix est non seulement très judicieux mais particulièrement efficace, le résultat justifiant à lui seul que l’on s’intéresse à cet album. Face à une production qui s’attribue souvent de manière inconsidérée la notion de « roman graphique », ce livre rappelle que le 9e art est aussi affaire d’excellence picturale.

La bande dessinée est également constituée  d’histoires, de récits, et l’optique choisie par cet album est radicalement différente de celle privilégiée par Briec. Là où Ar-Men ne constituait en effet « que  le splendide décor d’une intrigue se déroulant pendant la Seconde Guerre mondiale, l’édifice est sous la plume d’Emmanuel Lepage le véritable héros du volume. C’est bien l’histoire de ce phare qui ici est exposée, des temps héroïques de la construction au XIXe siècle à la déchéance du XXIe en passant par de multiples tempêtes et naufrages ainsi que, bien entendu, l’incendie qui le frappe en 1923.

Certes, proximité de Sein oblige, la séquence 1940-1944 est évoquée par l’intermédiaire de l’épopée de la France Libre (p. 73 et suivantes). Précisons d’ailleurs que les ressorts de l’engagement de ces Sénans sont évoqués avec une grande justesse, le poids de la pression sociale propre aux sociétés insulaires étant ici déterminant (p. 74) pour expliquer cet engagement collectif. Pour autant, le propos ne se limite pas à la monographie d’un lieu, aussi évocateur et passionnant soit-il. C’est bien le rapport qu’entretient la France à la mer, et au patrimoine maritime, qui est au cœur de l’album. Si la construction d’Ar-Men débute au IInd Empire, non sans une certaine opposition de la population locale qui craint pour son droit de naufrage (p. 50), les moyens sont limités (p. 52 et suivantes) et les travaux traînent en longueur, signe évident d’un manque d’intérêt de la part des pouvoirs publics. Là n’est d’ailleurs pas un cas exceptionnel et on se rappelle de l’inauguration absolument anonyme du phare voisin de la Vierge. Le contraste avec l’opiniâtreté et l’abnégation sans faille des gardiens des lieux n’en est que plus impressionnante.

Un trait qui enchante et force le respect.

Mais, histoire d’Ar-Men en bande dessinée, cet album d’Emmanuel Lepage est également une œuvre qui doit être resituée dans son contexte, c’est-à-dire celui d’une période qui du fait de l’automatisation des phares en mer conduit à un délabrement de ces édifices patrimoniaux singuliers, puisque cachés au regard de la plupart des touristes (p. 89), cette espèce restant quoi qu’on en dise éminemment terrienne. Et c’est finalement ce dédain à l’endroit de ces bâtisses aussi puissamment symboliques qu’évocatrices que dénonce l’auteur, propos auquel nous ne pouvons bien entendu que souscrire.

Erwan LE GALL

LEPAGE, Emmanuel, Ar-Men, Paris, Futuropolis, 2017.

 

 

1 LEPAGE, Emmanuel, Ar-Men, Paris, Futuropolis, 2017.