Importer le Grand soir en Amérique ?

Scénariste décidément particulièrement prolifique, Kris délaisse cette fois-ci les rives de la Penfeld et les répliques bretonnes de la guerre d’Espagne pour nous emmener, avec Maël, de l’autre côté de l’Atlantique, dans cette période interlope qu’est la sortie de la Première Guerre mondiale1.

Un dessin et des couleurs particulièrement efficaces.

Les bédéphiles avertis retrouveront dans cet album les ingrédients qui font le succès de Kris : une histoire à rebondissements avec des personnages forts, faisant plus moins explicitement référence à la mythologie des gauches. Ici, point de victime des brutalités policières, comme une allégorie de la répression du mouvement social, mais au contraire des révolutionnaires, guérilleros tentant de profiter des troubles nés de l’Armistice du 11 novembre 1918 pour semer le Grand soir. De ce point de vue, le récit est particulièrement bien ficelé et on croirait croiser Rosa Luxembourg avant que ne (ré)apparaisse le fameux Télégramme Zimmerman.

L’immigration en Amérique dont il s’agit ici n’a donc strictement rien à voir avec ces habitants du centre-Bretagne qui quittent leur condition modeste pour de meilleurs salaires sur la côte Est des Etats-Unis. L’ensemble n’en demeure pas moins historiquement particulièrement bien vu et l’on ne peut s’empêcher de faire des parallèles avec les travaux, désormais classiques, de B. Cabanes sur la sortie de la Première Guerre mondiale2. La question des Alsaciens-Lorrains est finement posée (p. 8) et les relations avec les alliés américains sont décrites en des termes qui, espérons-le, inspireront la production historiographique de l’année 2017.

Loin de se focaliser sur les troubles géopolitiques de cet immédiat après-guerre, l’album permet également de se saisir des hommes – les femmes restent assez absentes de ce récit, cantonnées à des seconds rôles – et de leurs difficultés à se réinsérer dans la « normalité » de la vie civile. Le personnage de Julien est de ce point de vue une véritable réussite (p. 18-20) et on croirait voir surgir George Mosse et sa brutalisation des sociétés européennes3. Mais en vérité, c’est la non moins excellente Dominique Fouchard qui vient à l’esprit, avec ses travaux sur la masculinité cassée, éreintée par tant d’années de guerre4. De ce point de vue, le départ de Julien pour l’Amérique, geste déterminant mais effectué en apparence sur un coup de tête, ne s’apparente-t-il pas à une fuite vers un ailleurs où, territoire vierge, tout serait possible ?

De l’appréciation subjective d’une date…

A dire vrai, l’historien sourcilleux ne tique que quand les auteurs affirment que le 12 novembre 1918 est « le premier jour de paix d’une ultime année de guerre » (p. 5 notamment). Sans doute y aurait-il eu moyen de rappeler que cette vision, partagée notamment par les poilus qui dès l’Armistice proclamé n’attendent que d’être démobilisés le plus rapidement possible, n’est pas conforme à la réalité juridique du conflit. Il faut en effet attendre la promulgation du traité de Versailles, soit le 10 janvier 1920, pour revenir à l’état de paix. C’est dire si le trouble de cette période de transition s’étale sur de longs mois, réalité chronologique qui devrait fournir à Maël et Kris un cadre propice à la poursuite de cette série qui est présentée comme la suite de Notre mère la guerre.

Erwan LE GALL

 

 

1 MAËL & KRIS, Notre Amérique, Premier mouvement : Quitter l’hiver, Paris, Futuropolis, 2016. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 CABANES, Bruno, La Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français, 1918-1920, Paris, Seuil, 2004.

3 MOSSE, George Lachmann, De la Grande Guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999.  

4 FOUCHARD, Dominique, Le poids de la guerre. Les Poilus et leur famille après 1918, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.