Nuit contemporaine sur Brest

La célèbre philosophe allemande Hannah Arendt, spécialiste des totalitarismes, a un jour rappelé que la mémoire n’est jamais que l’organisation de l’oubli. Propos d’une intelligence lumineuse qui n’en devient que plus cinglant lorsqu’on l’applique au 80e anniversaire du Front populaire. En effet, si la commémoration de mai 1936 fut en Bretagne, comme dans le reste de l’hexagone d’ailleurs, des plus timides, on assiste à une puissante résurgence de l’affaire du sous-marin espagnol C2 qui secoue en septembre 1937 la rade de Brest : outre une remarquable bande-dessinée parue chez Futuropolis1, on annonce dans les prochaines semaines un webdocumentaire ainsi qu’un documentaire dû à Hubert Béasse, auteur notamment d’un remarquable diptyque sur le FLB, et aux rennais de Vivement Lundi !

Rencontre impromptue en rade de Brest.

Ce retour ne doit rien au hasard mais à la force – il est vrai haletante – d’une histoire, qui d’ailleurs n’est pas sans faire penser à celle de Lydie Oswald, exhumée en 2013 par l’historien Patrick Gourlay2. En pleine guerre d’Espagne, un sous-marin républicain se réfugie à Brest, embarrassant d’autant plus les autorités françaises qu’un commando franquiste tente au cours d’une opération commando de s’en emparer.

On le voit, intrigue, suspens et mystère sont au cœur de ce sensationnel évènement et le talent éprouvé des auteurs n’a aucune peine à livrer un album qui se lit d’une traite, tant on est avide de connaître le dénouement de cette sombre affaire. Régionaux de l’étape, les scénaristes Bertrand Galic et Kris ont visiblement su transmettre au dessinateur Damien Cuvillier leur amour pour la cité du Ponant : l’ambiance graphique est magnifique et restitue à merveille le climat interlope de cette ville où, décidément, tout, même le plus invraisemblable, peut se produire. Ciselés, les dialogues sont d’une réelle efficacité et concourent à donner une réelle épaisseur aux personnages.

Pour autant, malgré les indéniables qualités de cet album, faisant encore une fois écho au remarquable travail effectué en amont par Patrick Gourlay, il n’en demeure pas moins que le retour en force de cette affaire du C2 interroge, surtout lorsqu’on le confronte au faible élan commémoratif ayant accompagné le 80e anniversaire du Front populaire. Nous formulerons ici l’hypothèse que s’opposent dans le cas présent deux logiques, paradoxalement pas si différentes d’ailleurs, puisque toutes deux rappellent que la mémoire, et son pendant, l’amnésie, sont bien les outils politiques du temps présent.

Graphisme et dialogues sont assurément deux forces de cet album.

On le sait, le souvenir de la coalition électorale qu’est le Front populaire n’est sans doute pas le plus évident à manier pour une gauche qui est elle-même actuellement traversée par de grandes divisions. Revenir sur les 40 heures et les congés payés au moment de la tant discutée « Loi travail » était assurément chose périlleuse. A contrario, pour de simples citoyens, fussent-ils historiens, auteurs de bandes dessinées ou réalisateurs de documentaires, s’emparer de l’affaire du C2 est s’intéresser à un conflit auquel la France n’a pas souhaité prendre part, malgré le risque que faisait planer l’accession de Franco au pouvoir. Le parallèle avec ce qui se passe actuellement en Syrie est ici d’autant plus frappant que les deux conflits ne peuvent être déconnectés de l’épineuse question des réfugiés, d’ailleurs subtilement évoquée par Bruno Loth dans un album sorti il y a quelques mois. C’est donc bien un véritable album d’histoire contemporaine que publient avec ce Nuit noire sur Brest les éditions Futuropolis. Dans tous les sens du terme.

Erwan LE GALL

GALIC, Bertrand, KRIS et CUVILLIER, Damien, Nuit noire sur Brest, Futuropolis, Paris, 2016.

 

 

1 GALIC, Bertrand, KRIS et CUVILLIER, Damien, Nuit noire sur Brest, Futuropolis, Paris, 2016.

2 GOURLAY, Patrick, Nuit franquiste sur Brest, Spézet, Coop Breizh, 2013