Quand Vichy ressurgit à la lumière de la dynamo : à propos du Dunkerque de Christopher Nolan

Il est rare de voir un film – quand bien même il s’agirait de l’une de ces superproductions hollywoodiennes qui traditionnellement inondent les grands écrans dès les premières chaleurs estivales ressenties – susciter autant de débats que le « Dunkerque » de Christopher Nolan. C’est ainsi que Jacques Mandelbaum, pour le très respectable Le Monde, considère comme une « cinglante impolitesse » l’occultation du sort des soldats français lors de cette opération dynamo, un propos qui n’est pas sans rejoindre celui de Valeurs actuelles qui profite de l’occasion pour rappeler leur « sacrifice », ce qui, nous le verrons, est loin d’être anodin. Pour Le Figaro, Geoffroy Caillet se demande « où est passé l’histoire ? » tandis que Didier Péron  et Olivier Lamm ne voient dans ce film qu’une « guerre épaisse », jeu de mot bien dans la tradition des fameux titres de Libération mais qui masque mal une critique acerbe. Même Jacques Morice s’agace pour Télérama d’un « emballement patriotique » britannique qualifié de « too much ».

Le film n’est certes pas exempt de reproches. Outre des détails techniques – comme la  présence de velux sur certains toits de bâtisses ressemblant furieusement aux pavillons des zones périurbaines qui fleurissent au cours des années 1970 – on mentionnera deux éléments d’ordre historiographique qui ne sont sans doute pas à négliger. Le premier concerne la poche de Dunkerque elle-même et les conditions de sa formation. Si on sait les hypothèses de l’historien allemand K.-H. Frieser sur « le mythe de la guerre-éclair » assez controversées, il eut été appréciable de rappeler que le rembarquement d’une part importante des troupes franco-britanniques n’est rendu possible que par un arrêt – dont les causes profondes font encore débat – des colonnes nazies1. De même, il aurait sans doute été opportun que le film rappelle que cet épisode de la Seconde Guerre mondiale oppose d’une part des Français et des Britanniques, d’autre part une armée du Troisième Reich qui combat pour un idéal nationaliste, raciste et antisémite. Mais il est vrai que cette tendance à la désidéologisation du conflit est un travers assez fréquents dans ce type de films.

Pour autant, il est parfaitement absurde de faire un procès en véracité historique à Christopher Nolan. Un film n’est en effet ni une dissertation – selon le bon mot de l’historien A. Loez sur twitter – ni un livre d’histoire. Jusqu’à preuve du contraire, c’est à partir de documents d’archives que l’on écrit l’histoire et Christopher Nolan n’en utilise aucun dans son film. Ajoutons du reste que celui-ci ne prétend manifestement nullement à ce statut puisque, film choral, ce Dunkerque réunit en une seule et même séquence chronologique des temporalités fort différentes : celle du combat aérien, celle de la guerre sur mer et celle enfin, infiniment plus lente, du fantassin. C’est la magie du cinéma que de pouvoir réunir en une seule et même unité de temps toutes ces temporalités et ne pas le comprendre est oublier que le spectateur est confronté, répétons-le, non à une thèse d’histoire mais à une œuvre de fiction dont la trame de fond se situe sur une plage de la mer du nord pendant la débâcle franco-britannique.

D’ailleurs, on osera rappeler que l’assertion selon laquelle le drame de la poche de Dunkerque, et plus largement la guerre de 1939-1940, est oublié et par conséquent « rappelé » par ce film relève au mieux de la paresse intellectuelle, au pire de la supercherie (n’est-ce pas François Pédron de Paris-Match ?). Certes, cet épisode du conflit n’a pas eu les honneurs des inénarrables – et manifestement futurs coéquipiers – Stéphane Bern et Lorant Deutsch – et c’est tant mieux du reste ! – mais il n’en demeure pas moins qu’il y a non seulement un salut en dehors de la lucarne télévisée mais que les historiens travaillent. Rien que ces derniers mois, ces mêmes colonnes ont évoqué les brillants ouvrages collectifs dirigés par les historiens S. Martens et S. Prauser d’une part, Y. Santamaria et G. Vergnon – malicieusement sous-titré « un trou noir mémoriel ? »  – d’autre part2. Mentionnons également le riche volume dirigé par B. Fonck et A. Sablon du Corail sur la sauvegarde des archives pendant la campagne de France la thèse en cours d’A. Bernard qui montre combien la recherche est active sur ce terrain3. Non la guerre de 1939-1940 n’est plus celle de la 7e compagnie.

Un des héros de Dunkerque: le spitfire. Carte postale. Collection partculière.

Les taux d’audience de cette franchise emblématique d’un certain cinéma franchouillard invitent d’ailleurs à la réflexion et expliquent par bien des égards les polémiques qui entourent le film de Christopher Nolan. Il nous semble en effet que le but de cette œuvre majeure est moins de dépeindre cette bataille de la poche de Dunkerque que de filmer une société britannique qui, malgré l’épreuve, tient quand dans le même temps la France, elle, s’effondre littéralement sur ses bases, colosse de Rhodes né de la gloire de Verdun et du 11 novembre 1918 mais aux pieds d’argiles. C’est pour cela que des voix s’élèvent ça-et-là pour dénoncer l’angle uniquement britannique de ce film, critique qui en réalité cache mal le malaise persistant lié au souvenir de 1940, pêché originel débouchant mécaniquement sur Vichy. C’est également pour cela que Dunkerque ne peut que susciter la polémique en France. On nous permettra d’ailleurs, pour conclure, de rappeler que parmi les dizaines de milliers de Français qui, à l’été 1940, se trouvent en Angleterre, l’immense majorité d’entre eux choisit la démobilisation, synonyme de retour en France et au foyer. Seule une partie infinitésimale choisit d’embrayer le sillage du général de Gaulle et de poursuivre le combat. Indirectement, c’est cela, aussi, que rappelle le film de Christopher Nolan. Et c’est pour cela qu’il choque tant en France, preuve d’un passé qui ne passe toujours pas.

Erwan LE GALL

 

 

 

1 FRIESER, Karl-Heinz, Le mythe de la guerre-éclair. La campagne de l’Ouest de 1940, Paris, Belin, 2003.

2 MARTENS, Stefan et PRAUSER, Steffen (dir.), La guerre de 1940, se battre, subir, se souvenir, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014 et SANTAMARIA, Yves et VERGNON, Gilles (dir.), Le syndrome de 1940. Un trou noir mémoriel ?, Paris, Riveneuve, 2015.

3 FONCK, Bertrand et SABON DU CORAIL, Amable, 1940, L’Empreinte de la défaite. Témoignages et archives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.