Retour sur Verdun 2016 : défaite de l’histoire face à la mémoire

Les flonflons du centenaire de la bataille de Verdun étant retombés, les polémistes de tout poil rongeant désormais un nouvel os, l’historien peut enfin s’emparer de ce sujet pour à son tour, sereinement, calmement, tenter d’apporter quelques pistes interprétatives. En effet, une fois n’est pas coutume, la commémoration se révèle aussi instructive que les commentaires qu’elle a suscités.

Un message qui, s’il peut se comprendre du point de vue politique, brouille la lisibilité de l'événement.

Mais avant de rentrer dans le vif du sujet, difficile de ne pas évoquer en quelques mots les saillies xénophobes, racistes et antisémites dont sont depuis quelques jours l’objet Joseph Zimet, directeur général de la Mission du centenaire, et Nicolas Offenstadt, historien qu’il n’est sans doute pas nécessaire de présenter aux lecteurs d’En Envor. Inutile de s’étendre sur ces propos – il est en effet des insultes qui se portent comme des Légions d’honneur – sauf à remarquer que ce climat d’une rare violence est à notre connaissance une première. Pourtant tendues, les dernières commémorations du 19 mars 1962 n’ont pas donné lieu à des débordements d’une telle ampleur. A quoi les attribuer ? A la puissance mobilisatrice de la Grande Guerre, sans doute plus importante que celle de la guerre d’Algérie ? De même, quel rôle doit-on donner aux réseaux sociaux et à la perspective de la prochaine élection présidentielle comme facteur de radicalisation des propos qui ont pu être tenus ça-et-là ? Enfin, faut-il en conclure à une extrême-droitisation de la société française ? Voici certainement quelques-unes des questions que ne manqueront pas de se poser les historiens qui, à l’avenir, s’empareront de ce passionnant objet d’histoire.

Bien qu’abjectes, ces insultes ne doivent pour autant pas monopoliser le débat public et empêcher de soumettre ce centenaire de la bataille de Verdun à l’esprit critique.  Prenons l’exemple du concert annulé de Black M. Du simple point de vue de l’animation culturelle, cette proposition pose problème en ce qu’elle manque singulièrement d’ambition. Sans même parler de la dimension éminemment commerciale de ce rappeur de hit-parade, on ne peut s’empêcher d’opérer une comparaison avec le bicentenaire de la Révolution française, et donc avec Jessye Norman entonnant la Marseillaise drapée dans une robe tricolore. En premier – et unique – lieu, c’est donc bien l’infinie médiocrité de la proposition culturelle qui choque : n’y avait-il pas moyen de solliciter une commande, y compris auprès d’artistes hip-hop, plutôt que d’offrir sur un plateau d’argent une publicité inespérée à un rappeur de major, calibré pour les robinets à tubes de la FM ?

Jessye Norman, interprétant la Marseillaise lors du bicentenaire de la Révolution française en 1989. Wikicommons.

 Mais, là encore, il est impossible d’ignorer les commentaires engendrés par ce choix parfaitement critiquable. En effet, la polémique apparaît comme un bon révélateur du rapport de la société française à la bataille de Verdun, et à la Première Guerre mondiale dans son ensemble. L’un des arguments les plus récurrents affirmait ainsi qu’il était inconcevable de programmer un concert à l’occasion de ce centenaire, par respect pour les morts. Sans entrer dans des perspectives psychanalytiques qui ne sont pas de notre compétence, c’est attacher peu d’importance au soulagement des contemporains d’être sortis vivants de cette hécatombe. C’est oublier que la signature du traité de Versailles est l’occasion d’une célébration festive qui, à Paris, n’a sans doute d’équivalents que la Libération et la victoire de l’équipe de France pendant la Coupe du monde 1998 ; c’est oublier que les festivités organisées pour le retour des régiments en 1919 sont ponctuées d’innombrables bals populaires, feux d’artifices et vins d’honneurs1 ; c’est enfin oublier que le mouvement ancien combattant, tellement puissant dans les années 1920 et 1930, ne peut se comprendre sans intégrer une certaine dimension ludique : bals musettes, concours de pêche, banquets et voyages rythment en effet la vie des sections de tous les villages de France. C’est enfin faire peu de cas des temps commémoratifs, l’intention première n’ayant jamais été de remplacer l’hommage aux morts par un concert. Or une telle amnésie ne doit rien au hasard mais participe au contraire d’une Première Guerre mondiale qui n’est désormais uniquement vue que par le prisme des morts – même s’il s’agit là évidemment d’un magnifique objet d’histoire – alors qu’à l’évidence ce sont bien les survivants qui furent les plus nombreux. Pour se convaincre du poids de cette représentation mentale, il suffit de regarder le visage d’un étudiant à qui on explique qu’il y a des poilus qui traversent toute la guerre sans avoir une seule blessure, ni même une évacuation pour maladie. Bien entendu, il ne s’agit pas pour nous de nier l’immense hécatombe, ni même de minorer le formidable poids du conflit. Pour autant, on ne peut s’empêcher de voir dans cet état des lieux une des conséquences de ce sacro-saint « devoir de mémoire », concept obnubilé par les morts.

Sans doute est-ce d’ailleurs pourquoi la chorégraphie du réalisateur allemand Volker Schlöndorff a suscité, là encore, la controverse : au nom de ce même « devoir de mémoire », on ne pourrait pas fouler de la sorte les sépultures des combattants de la Grande Guerre. Pourtant, comme le rappelle justement la journaliste de France 24 Stéphane Trouillard, « cent ans après, la jeunesse [franco-allemande] ne s’affronte pas » mais « court ensemble », ce qui est un « magnifique message ».

Mais, ici, ce ne sont pas tant les spectaculaires images de ces joutes, en plein cœur du cimetière de Douaumont, qui choquent l’historien, que le contresens monumental qu’elles induisent. Verdun, de même que la Somme ou à la même époque la Champagne, c’est en effet la guerre industrielle, la mort infligée à distance de manière aveugle par une artillerie sans cesse plus puissante, des gaz toujours plus létaux. Or qu’avons-nous vu ? Des milliers de jeunes courant les uns vers les autres, comme dans les représentations les plus épurées des batailles de Iéna où d’Austerlitz, temps « glorieux » du combat en ligne. L’historien Stéphane Audoin-Rouzeau a pourtant beaucoup écrit sur les corps en guerre et sur le changement radical induit par les armes modernes, et notamment pendant la Première Guerre mondiale. Si, avant 1914, c’est debout que l’on doit faire face au danger, réalité de laquelle il découle un certain ethos combattant mais qui pratiquement trouve son origine dans les modalités de rechargement des fusils d’alors, à Verdun, c’est horizontalement que l’on se bat, en tentant de faire corps avec la terre de manière à s’abriter le plus possible, sans jamais donner à voir au vide du champ de bataille la moindre parcelle de son anatomie, sous peine d’être un mort en sursis2.

Les enfants courant dans le cimetière de Douaumont tels que les a diffusés France 2.

Pour l’historien, ce contresens pose d’autant plus problème que le paradoxe de la Grande Guerre est qu’elle ne tue jamais autant que pendant les trois premiers mois du conflit. En d’autres termes, Verdun peut bien apparaître comme un véritable « enfer », comme un champ de bataille labouré par des obus aux calibres toujours plus importants, aux armes toujours plus perfectionnées, la réalité est qu’on y meurt moins qu’à Charleroi, sur la Marne ou lors de la Course à la mer. Or non seulement Volker Schlöndorff n’en a rien dit, mais à la mort de masse il a préféré représenter une masse de morts. En cela, si ces commémorations ont probablement été un grand temps de mémoire, elles ont assurément consacré une défaite de l’histoire et de sa transmission.

Erwan LE GALL

 

 

 

1 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Le retour des fils de la vieille terre bretonne : quand les régiments retrouvent leurs garnisons d’Ille-et-Vilaine à l’été 1919 » in JORET, Eric et LAGADEC, Yann (dir), Hommes et femmes d'Ille-et-Vilaine dans la Grande Guerre, Rennes, Conseil général d’Ille-et-Vilaine, 2014, p. 289-299.

2 AUDOIN-ROUZEAU, Stéphane, Combattre, une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe – XXe siècle), Paris, Seuil, 2008.