1919 : le musée de Saint-Malo à l’abandon

Les arts et la culture sont au cœur de la Première Guerre mondiale et c’est parce qu’il est un puissant marqueur identitaire et porte, quelque part, le génie de la Nation, que Paris dénonce les atteintes au patrimoine perpétrées par les Allemands. On le sait, dans ce discours, la cathédrale de Reims tient une place à part. Sans doute est-ce d’ailleurs cette sensibilité accrue par le conflit qui explique la polémique qui naît, dans l’édition du 27 août 1919 de L’Ouest-Eclair, à propos de l’état déplorable dans lequel se trouve alors le musée de Saint-Malo1. Mais, indépendamment de ces bien généreuses considérations résident d’autres intérêts, beaucoup plus prosaïques.

Carte postale. Collection particulière.

C’est un des rares effets positifs de la Grande Guerre : l’art et la culture étant au centre du conflit, la France est bien obligée de prendre des mesures visant à protéger son patrimoine, ce de manière à ne pas prêter le flanc à d’éventuelles critiques formulées par Berlin. C’est d’ailleurs ce qui explique l’intérêt soudain porté au mont Saint-Michel en 1916, année des grandes batailles de Verdun et de la Somme. Comment en effet continuer à se battre au nom de la civilisation tout en laissant se détériorer une telle merveille ? Mais il convient de ne pas s’y tromper. La sensibilité au « beau » et aux vieilles pierres ne s’exerce que dans un cadre strictement national et l’on sait, par exemple, que la Bretagne ne s’intéresse en 1914 aux destructions patrimoniales belges uniquement en ce qu’elles sont susceptibles d’annoncer le danger qui plane sur la cathédrale de Reims ou le beffroi d’Arras2.

En 1919, sitôt la paix revenue, la situation ne change pas fondamentalement. Et si, reproduisant la lettre d’un « habitué de Saint-Malo qui vient depuis vingt ans villégiaturer sur la côte d’Emeraude », L’Ouest-Eclair prend fait et cause pour la rénovation du musée de Saint-Malo, c’est bien qu’il y va d’un intérêt supérieur. En l’occurrence celui du pays malouin, de la Bretagne et plus globalement de la France puisque, vainqueur de cette Grande guerre pour « le droit et la civilisation », l’hexagone constitue désormais une sorte de phare culturel pour le monde. Or ce statut n’est pas sans conférer un certain nombre d’obligations morales… qui entrent fondamentalement en contradiction avec la description que cet article donne du musée de Saint-Malo.

En effet, c’est une image passablement catastrophique qui émane des colonnes de L’Ouest-Eclair, le quotidien catholique rennais arguant même de ce que ses visiteurs en conserveraient « une impression pénible ». Il est vrai que la situation paraît particulièrement préoccupante, tant du point de vue du bâtiment que des items exposés : « tout semble y être à l’abandon ; il y pleut un peu partout et quand après le soleil vient, les boisures craquent et les collections mal abritées se détériorent ». Et que dire du personnel ? A en croire le journal breton, qui s’est déplacé sur les lieux afin de vérifier les dires de ce touriste anonyme, le musée serait privé de conservateur et seul un concierge veillerait. Malheureusement, l’article ne précise pas si cet état de fait est directement imputable à la guerre, le conservateur ayant été mobilisé, ou si ce défaut de recrutement est antérieur.

Carte postale. Collection particulière.

Toujours est-il qu’au détour d’une phrase, le mystérieux touriste permet de comprendre quels sont, en réalité, les tenants et les aboutissants de cet article. En effet, ce villégiateur habitué de la Côte d’Emeraude s’inquiète que « si des étrangers, des Anglais ou des Américains ont visité ce musée, ils doivent avoir conservé un bien triste souvenir ». Or à l’évidence, ces nationalités ne sont pas avancées au hasard. Comme tous les ports de la Manche, Saint-Malo connaît pendant la Première Guerre mondiale un important trafic avec la Grande-Bretagne, qu’il s’agisse de transports de troupes ou de liaisons logistiques. De surcroît, la ville est décrétée zone de repos pour les soldats du corps expéditionnaire américain qui, du fait des distances, ne peuvent bien évidemment pas rentrer chez eux. En d’autres termes, cette phrase atteste bien la permanence, pendant la Grande Guerre, des pratiques touristiques sur la Côte d’Emeraude, celle-ci ne constituant du reste pas un cas à part3. Et c’est d’ailleurs dans la poursuite de ces activités qu’il faut comprendre ce vibrant plaidoyer en faveur du Musée de Saint-Malo. Les acteurs économiques et politiques locaux sont en effet parfaitement conscients de l’importance de l’économie de la villégiature pour la région et, ce faisant, ne comptent se priver d’aucun atout pour ravir des parts de marchés…4 Ainsi, plus que de défense du patrimoine et de la culture, c’est bien de la maximisation d’intérêts particuliers dont il est en réalité question ici.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

 

1 « Le Musée à l’abandon », L’Ouest-Eclair, 21e année, n°7289, 27 aout 1919, p. 5.

2 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Une histoire connectée des destructions monumentales infligées à la Belgique pendant la Première Guerre mondiale ? Le cas de la Bretagne », in CLAES, Marie-Christine et TIXHON, Axel (dir.), 14-18, L’art dans la tourmente, Namur, Société archéologique de Namur, 2019, p. 92-103.

3 Sur cette question, nous renvoyons à EVANNO, Yves-Marie et VINCENT, Johan (dir.), Tourisme et Grande Guerre. Voyage(s) sur un front historique méconnu (1914-2019), Ploemeur, Editions CODEX, 2019.

4 Pour de plus amples développements on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Syphiliser Saint-Malo ? Prophylaxie et tourisme sur la Côte d’Emeraude pendant la Grande Guerre », in DORNEL, Laurent et LE BRAS, Stéphane (dir.), Les Fronts intérieurs européens. L’arrière en guerre (1914-1920), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 339-353.