1938 : les poilus à la foire !

Les foires-expositions peuvent par bien des égards constituer des événements un peu datés, comme relevant d’un autre temps, à l’heure du commerce électronique et des étals numériques disponibles 24 heures sur 24. La foire de Rennes n’échappe pas à ce constat. Néanmoins, elle constitue pour l’historien un objet particulièrement intéressant qui, quoiqu’à première vue insignifiant, révèle bien des aspects de la société bretonne d’alors. C’est ainsi, par exemple, qu’en 1923 la foire exposition de Rennes dit parfaitement le retour, pour les femmes, à un certain ordre traditionnel, abolissant la munitionnette pour définitivement privilégier l’épouse et plus encore, la mère1. 15 ans plus tard, c’est de l’indélébile empreinte de la Grande Guerre dont témoigne cette manifestation.

Vue aérienne de la 17e édition de la foire-exposition de Rennes. Photographique publiée par L'Ouest-Eclair le 1er mai 1938.

Comme bien souvent, le programme de cette 17e édition de la foire exposition met en valeur un certain nombre « d’attractions » qui toutes, de près ou de loin, ont trait à l’idée de progrès : « aviation, chemins de fer, semences sélectionnées, TSF… »2. Mais les travées de ce gigantesque salon, qui se tient alors place du champ de mars, en plein centre-ville, ne sont pas occupées que par des stands civils. Proximité de fief électoral oblige, le Ministère de l’Air, dont le portefeuille est alors tenu par le malouin Guy La Chambre, y tient une place importante. Mais là n’est pas le plus frappant. En effet, L’Ouest-Eclair se fait avec insistance l’écho d’une autre « innovation » de cette foire exposition, « le gourbi des poilus » :

« Au début de la guerre, les combattants couchaient soit à la belle-étoile, soit dans la plaine ou dans la tranchée.
Bientôt on leur installa le long des tranchées de petits abris souterrains. Appelés par eux gourbis, ceux-ci, construits en rondins de bois, sacs de terre, tôle, contenaient chacun environ une escouade. Pendant que les uns montaient la garde aux créneaux, les autres, dans le gourbi, se reposaient, y faisaient leur correspondance, s’y alimentaient, jouaient aux cartes ou racontaient leurs histoires. »3

Le grand quotidien breton semble néanmoins tenir à prendre quelques précautions, qui ne sont du reste pas sans recoller les arguments des critiques de la reconstitution historique, en livrant à ses lecteurs une présentation de cette démarche pour le moins étonnante :

« Les poilus participant pour la première fois à la Foire-Exposition de Rennes ont voulu reconstituer aussi fidèlement que possible un fragment de boyau, tranchée avec créneaux et gourbi ; il sera peut-être l’objet de critiques pour plusieurs raisons, et il le méritera en partie puisqu’il y manquera les poilus boueux et fatigués, les adversaires d’en face, le bombardement, et même les rats et les totos ! Mais les anciens combattants seront heureux de revoir un peu leur ancienne position, présenter leurs observations ; leurs familles pourront se faire une idée plus exacte de la situation miséreuse dans laquelle la guerre faisait vivre les soldats. »4

La présence de ce « gourbi de poilus », dont on ne sait du reste pas beaucoup plus que ce que veut bien nous en dire L’Ouest-Eclair, est particulièrement intéressante en ce qu’elle contraste singulièrement avec l’actualité du moment. Ayant accédé aux responsabilités lors des législatives de 1936, la coalition de Front populaire fait face à une situation intérieure très difficile. Le suicide de Roger Salengro, le 17 novembre 1936, traduit bien, de ce point de vue, le climat particulièrement lourd de l’époque. Deux ans plus tard, en mai 1938, le gouvernement est obligé de prendre des mesures aussi drastiques qu’impopulaires : une augmentation des 8% des impôts contrebalancée, afin de ne pas trop s’aliéner l’opinion », par une « surtaxe » sur les bénéfices réalisés par les entreprises « concédées ou travaillant pour la défense nationale »5. Bref, un dispositif qui, d’une certaine manière, n’est pas sans faire songer aux mesures prises entre 1914 et 1918 contre la figure du « profiteur de guerre »6.

Le Gourbi des poilus lors de la 17e édition de la foire-exposition de Rennes. Photographique publiée par L'Ouest-Eclair le 30 avril 1938.

Sur le plan international, la situation est sans doute encore pire. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un rapide coup d’œil sur la une de L’Ouest-Eclair du 29 avril 1938, veille de l’ouverture de la  foire-exposition de Rennes : en Espagne l’armée de Franco semble toute aussi invincible que celle des Japonais en Chine tandis qu’Hitler part à Rome effectuer une visite particulièrement symbolique à son allié italien, le fasciste Benito Mussolini et ses Chemises noires. Et le quotidien breton d’annoncer ce même jour l’adoption d’une « loi antijuive » en Hongrie…7 Certes, le journal rennais peut évoquer le lendemain, comme dans un soupir de soulagement, « une alliance défensive entre la France et l’Angleterre ». Il n’en demeure  pas moins que l’ombre portée de la Grande Guerre est en cette fin des années 1930 omniprésente8. Comment dès lors s’étonner que l’on en vienne, en septembre 1939, à souhaiter le miracle d’une nouvelle Marne pour vaincre de nouveau l’Allemagne ?

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

1 Sur la question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Montfortaises en Grande Guerre : une tragédie émancipatrice ? », Glanes en Brocéliande, n°86, avril 2018, p. 1-4.

2 « Demain matin à 9 heures, ouverture de la 17e Foire-Exposition », L’Ouest-Eclair, 39e année, n°15146, 29 avril 1938, p. 6.

3 Ibid.

4 Ibid.

5 « Les décrets-lois », L’Ouest-Eclair, 39e année, n°15149, 3 mai 1938, p. 3.

6 Sur cette question se rapporter à l’étude classique de BOULOC, François, Les profiteurs de guerre 1914-1918, Paris, Complexe, 2008. 

7 L’Ouest-Eclair, 39e année, n°15146, 29 avril 1938, p. 1.

8 Sur la question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Unis comme au front (populaire) ? Les anciens combattants d’Ille-et-Vilaine et le scrutin du printemps 1936 », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François, C’était 1936, Le Front populaire vu de Bretagne, Rennes, Editions Goater, 2016, p. 256-285.