L’enracinement de la République en Bretagne : l’assassinat du Président de la République Paul Doumer le 6 mai 1932

La une de L’Ouest-Eclair du 7 mai 1932 est de celles qui marquent l’histoire. Un titre unique en caractères gras, d’une noirceur qui semble avoir été choisie pour mieux souligner encore la gravité du moment : « Le Président de la République est mort assassiné »1. En effet, la veille, alors qu’il inaugurait le Salon des écrivains combattants, le Président de la République Paul Dumer est mort sous les balles de Paul Gorguloff. Depuis Sadi Carnot en 1894, aucun Chef de l’Etat n’était tombé en exercice et l’on comprend aisément le choc engendré par cette nouvelle. Il faut sans doute revenir à l’assassinat de Jean Jaurès au Café du Croissant, à la veille de la Grande Guerre, pour retrouver un événement semblable. Et encore, il s’agissait de la mort d’un parlementaire en exercice, non du Président de la République.

La dépouille de Paul Doumer. Photographie publiée le 8 mai 1932 par Le Petit Journal.

La couverture de l’assassinat de Paul Doumer par la presse bretonne exige toutefois attention et nuance. En effet, il est important de remettre en perspective le traitement opéré par L’Ouest-Eclair. A Brest, La Dépêche choisit une mise en page légèrement moins anxiogène : un titre en caractères plus légers qui ne s’étale de surcroît que sur trois colonnes. Mais l’impression demeure tout de même extrêmement angoissante, un portrait du défunt barrant la une du quotidien finistérien2. Mais à Lorient, en revanche,  le Nouvelliste du Morbihan ne consacre que deux des six colonnes de sa première page à l’annonce de l’attentat perpétué contre le Président. Deux pistes peuvent être avancées pour expliquer cette ligne éditoriale. La première tient à des raisons purement techniques : les moyens de communication disponibles au début des années 1930 ne sont bien évidemment pas ceux que l’on peut connaître aujourd’hui et il existe d’évidentes disparités entre les rédactions. Tandis que L’Ouest-Eclair annonce le décès du Président, Le Nouvelliste ne peut qu’employer le conditionnel et suggérer qu’il « serait mourant ». A Nantes, le Phare de la Loire explique pour sa part sur quatre colonnes, à côté d’un énième rebondissement dans l’affaire de l’enlèvement du bébé de l’aviateur Charles Lindbergh, que Paul Doumer «  a été grièvement blessé, à coups de revolver, par un Russe »3. Il est du reste possible que des contraintes différentes de bouclage expliquent ce décalage dans l’information. D’après L’Ouest-Eclair, c’est à 4 heures 40 du matin qu’expire Paul Doumer…

Mais il existe une seconde piste d’explication, moins technique, à ces traitements pour le moins décalés. Pour ce faire, il convient de se replacer dans le contexte institutionnel de l’époque. En effet, sous la IIIe République, l’Elysée n’a pas la position centrale que lui confère la Ve, régime présidentiel forgé pour la stature du général de Gaulle. C’est au contraire le parlement qui est au cœur de la vie politique d’alors. Et si l’attentat qui vise Paul Doumer est bien évidemment un événement d’ampleur, il ne saurait pour autant masquer le second tour des élections législatives, prévu pour se dérouler le 8 mai 1932. La une de La Dépêche de Brest est de ce point de vue particulièrement significative : alors que l’éditorial se demande si « le président du Sénat remplira […] les fonctions de Président de la République par intérim », le journal consacre deux colonnes à la prochaine échéance électorale, qualifiée de « tour de la République ». Il est vrai que pour le quotidien finistérien, en ce 7 mai 1932, « l’état de M. Paul Doumer est toujours grave et le pronostic réservé ».

En réalité, il faut opérer un détour par Paris et le 14, rue de Rome, soit le siège du journal L’Action française, pour prendre la mesure de la réaction bretonne à l’attentat ayant entraîné la mort de Paul Doumer. Sans doute pris de cours par des contraintes de bouclage, « l’organe du nationalisme intégral » évoque la nouvelle dans son édition du 7 mai 1932 de manière très laconique, sur deux demi-colonnes en première page et trois pleines en seconde, usant de surcroît de termes très descriptifs et, pour tout dire, assez neutres4. Mais tel n’est plus le cas le lendemain, alors que la mort du Président de la République – une fonction qui prend tout son sens lorsque vient le moment d’analyser la ligne observée par ce journal monarchiste et structurellement opposé à la gueuze – est désormais connue. La première page de l’édition du 8 mai 1932 présente en effet un acide comparatif entre « la monarchie en 1 000 ans » et « la république en 60 ans », tableau des plus noirs mettant en perspective le nombre de rois et présidents « dément[s] », « assassinés » ou ayant abdiqué5. Or, en Bretagne, à notre connaissance, aucun titre de presse ne témoigne d’une telle ligne éditoriale. A Morlaix, La Résistance, qui paraît d’abord en tant que « journal catholique et royaliste » puis devient « le supplément hebdomadaire de La Croix de Paris », condamne sans réserve l’attentat et affirme qu’il s’agit de l’un « de ces crimes abominables dont la stupidité ajoute encore à l’horreur »6.

Devant l'hôpital Beaujon où Paul Doumer rend le dernier souffle. Photographie publiée le 7 mai 1932 par Le Petit Journal.

Un tel positionnement est doublement significatif. Il témoigne à n’en pas douter de la perte de vitesse de l’Action française dans la péninsule armoricaine. Sans doute faut-il y voir, dans cette région où l’influence de l’Eglise peut localement demeurer très forte, la conséquence de la condamnation pontificale de 1926. Dès lors, c’est aussi la progression de l’idée républicaine et l’enracinement de plus en plus profond du régime dans les consciences que donne à voir un tel traitement. Dans le Morbihan, département qu’André Siegfried présente pourtant au début du siècle, et ce manière fort excessive du reste, comme très acquis aux familles royalistes comme les de Rohan-Chabot, L’Ouest-Républicain paraît tous les dimanches. Mais, si le numéro du 8 mai est visiblement bouclé avant que ne soit connue la nouvelle de l’attentat, laissant du coup la place libre aux élections législatives, celui de la semaine suivante s’ouvre sur la mort du Président, information traitée sur quatre pages7. Plus qu'un simple titre, L'Ouest-Républicain semble à l'image de la Bretagne de 1932.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

 

1 L’Ouest-Eclair, 33e année, n°12 966, 7 mai 1932.

2 La Dépêche de Brest, 46e année, n°17 665, 7 mai 1932.

3 Le Phare de la Loire, 118e année, n°40 482, 7 mai 1932.

4 L’Action française, 25e année, n°128, 7 mai 1932.

5 L’Action française, 25e année, n°129, 8 mai 1932.

6 « La grande semaine », La Résistance, 47e année, n°20, 14 mai 1932.

7 L’Ouest-Républicain, 13e année, n°s 19 et 20, 8 et 15 mai 1932.