Les multiples vies d’Armand Le Douarec

La logique des archives, et ce faisant de la discipline historique, est parfois parfaitement contre-intuitive. De manière générale, l’intimité, la vie personnelle, affective, des individus est celle qui se dérobe le plus durablement au regard extérieur. Ainsi, il est d’usage de presque tout connaître de l’action d’un homme politique, mais d’ignorer complètement ce qu’a pu être sa vie d’époux et de père de famille. A cet égard, le parlementaire rennais Armand Le Douarec fait figure de notable exception. Si son action politique est aujourd’hui complètement sortie des mémoires, sa vie intime n’a en effet aucun secret pour celles et ceux qui s’intéressent à la Première Guerre mondiale.

L'expérience combattante, moment fort de la vie du futur député Armand Le Douarec.

C’est en effet grâce à l’un de ses petits-enfants que la correspondance, enflammée et passablement érotique, d’Armand et Armandine Le Douarec nous est connue. Mobilisé en tant qu’officier au 241e régiment d’infanterie de Rennes, ce natif de Saint-Brieuc exerçant la profession d’avoué dans le chef-lieu du département d’Ille-et-Vilaine, ville de robe par excellence, nourrit comme bien des combattants une relation épistolaire particulièrement intense avec sa femme. On peut y découvrir au fil des lettres le désir ardent des deux époux, et par ricochet, ou plus exactement comme par négatif, le poids de la morale sexuelle qui peut prévaloir au sein de la bourgeoisie de province1. Et c’est du reste là que se pose sans doute une limite de cette correspondance en tant que source. Il ne fait à peu près pas de doute que tous les poilus, et toutes les femmes demeurées à l’arrière, ont vécu ces années de guerre comme celles des  « tourments de la chair »2. Pour autant, tous n’ont à l’évidence pas su, et osé, l’écrire comme Armand Le Douarec et son épouse.

Inséré dans cette notabilité de province si attachée « aux bonnes mœurs » et aux « convenances », Armand Le Douarec se lance en 1924 dans un autre combat, politique cette fois-ci, sous les couleurs du Comité républicain démocratique et social. S’il ne fait pas partie de cette génération dite de la Chambre bleu-horizon, directement élu dans le sillage de l’expérience combattante érigée en capital électoral, l’avoué du 4, rue Lafayette, à quelques encablures donc du Parlement de Bretagne, n’hésite pas à mobiliser le souvenir des tranchées pour convaincre les électeurs. C’est ainsi par exemple qu’en campagne à Saint-Georges de Reintembault, il affirme que « les heures cruelles de la guerre rappela la grandeur de notre pays grâce à l’union de tous ses fils, et flétrit la politique de discorde, chère à certains de (ses) adversaires »3, sous-entendu les radicaux et les socialistes. Quelques jours plus tard, à Plélan-le-Grand, il « exalta les morts de la Grande Guerre, suppliant ceux qui l’écoutaient de maintenir et de sauver leur œuvre »4 et il se présente d’ailleurs devant les électeurs en tant que « avoué, croix de guerre »5. Visiblement bon orateur, bénéficiant de surcroît du soutien de L’Ouest-Eclair, il devient député d’Ille-et-Vilaine. C’est là, pour qui connaît sa correspondance, une alliance qui ne manque pas de sel : certes le désir d’Armand Le Douarec s’exprime uniquement dans le cadre des liens sacrés du mariage mais on est quand même en droit de se demander ce qu’aurait pensé l’abbé Félix Trochu, cofondateur de L’Ouest-Eclair, des lettres rédigées dans les tranchées par celui qui, en 1924, se revendique « croyant convaincu »…6

Siégeant en haut de l’hémicycle, le député Armand Le Douarec ne laisse néanmoins pas une trace indélébile dans l’histoire parlementaire. Partisan d’une certaine austérité budgétaire et du « maintien de la paix sociale et religieuse entre les citoyens » (mais qui ne le serait pas ?), il est membre de commissions de faible influence et s’il interpelle le gouvernement à diverses reprises, c’est néanmoins sans marquer les esprits. Sans doute faut-il y voir une des raisons de sa non-réélection en 1928. Il est vrai également qu’il se présentait dans la circonscription de Montfort, particulièrement éprouvé par la politique menée par le gouvernement Poincaré7. Sans doute aussi que la suppression de la sous-préfecture, en 1926, a laissé quelques traces dont se sont souvenues les électeurs…

L'Assemblée nationale. Carte postale. Collection particulière.

Pour autant, cette défaite électorale ne parait pas avoir dégoûté Armand Le Douarec de la vie publique même si, devenu avocat, l’année 1928 marque la fin de sa carrière politique. Père de sept enfants, il semble en effet avoir transmis le virus à quelques-uns de ses rejetons puisque deux de ses fils deviennent parlementaires. Né en 1912, Bernard Le Douarec est élu en Loire-Atlantique en novembre 1958, dans le sillage de la vague gaulliste, mais n’effectue, comme son père, qu’un seul mandat. Né en 1924, et benjamin de la fratrie, François Le Douarec débute pour sa part sa carrière en 1962 et l’achève en 1981, avec la vague rose accompagnant l’élection de François Mitterrand. Mort en 1965, Armand Le Douarec voit donc l’entrée de deux de ses enfants à l’assemblée nationale : sans doute en a t-il conçu une réelle fierté.

Erwan LE GALL

 

 

1 DUMONT LE DOUAREC, Jean-Pol (rassemblées par), Armandine. Lettres d’amour. De Binic au front. 1914-1918, Spézet, Keltia Graphic, 2008.

2 LE NAOUR, Jean-Yves, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre. Les mœurs sexuelles des Français 1914-1918, Paris, Aubier, 2002 et plus récent, VIDAL-NAQUET, Clémentine, Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal, Paris, Les belles lettres, 2014.

3 « La campagne électorale », L’Ouest-Eclair, 25e année, n°8229, 25 avril 1924, p. 4.

4 « La campagne électorale », L’Ouest-Eclair, 25e année, n°8234, 30 avril 1924, p. 4.

5 « Nos candidats », L’Ouest-Eclair, 25e année, n°8245, 11 mai 1924, p. 4.

6 « Le Douarec expose son programme devant 400 électeurs rue de Brest », L’Ouest-Eclair, 25e année, n°8244, 10 mai 1924, p. 4.

7 Pour de plus amples développements on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, 1918-1926 : Entrer en paix. Sortir de la Grande Guerre en pays de Montfort [Catalogue réalisé dans le cadre de l’exposition éponyme présentée du 12 juillet au 14 décembre 2018 en l’hôtel de Montfort Communauté], Montfort-sur-Meu, Montfort Communauté, 2018.