Roger Vercel et la Palestine

Le mardi 3 septembre 1929, « la lutte pour la Palestine » fait la une du journal breton L’Ouest-Eclair. Ceci amène d’emblée deux remarques. Premièrement, il n’a pas fallu attendre le début du XXIe siècle ainsi que l’émergence d’Internet et des chaînes d’info en continu pour voir l’actualité internationale primer sur l’information nationale ou locale, même dans la presse quotidienne régionale. Deuxièmement, les événements récents ont trop souvent tendance à influencer notre compréhension du Proche et Moyen-Orient, alors qu’il s’agit d’un foyer de conflits à lire au moins sur le temps long du XXe siècle.

Carte postale (détail), collection particulière.

L’auteur de l’article n’est autre que Roger Vercel, professeur au lycée de Dinan et écrivain, futur prix Goncourt 1934 pour son roman Capitaine Conan, œuvre majeure traitant de l’expérience combattante pendant la Grande Guerre, sur le front des Balkans. Collaborateur récurrent de L’Ouest-Eclair, il prend régulièrement la plume pour commenter l’actualité et, cette fois-ci, pour relater les derniers événements qui bouleversent Jérusalem :

« Les avions britanniques survolent [la ville], des patrouilles kaki se battent dans les rues escarpées de la ville sainte. Arabes et Juifs se battent dans les campagnes. »

Il est vrai que de par son statut de ville « trois fois sainte » – en ce qu’elle concentre des lieux sacrés pour les trois religions monothéistes : judaïsme, christianisme et islam  –, Jérusalem est un véritable « point chaud » dans le conflit qui oppose une population majoritaire arabe musulmane à une population minoritaire juive, sans compter d’importantes communautés chrétiennes. La ville est en outre sous la domination des Britanniques, qui détiennent le mandat sur la Palestine depuis la fin de la Première Guerre mondiale.

Pour Roger Vercel, le Mur des Lamentations – qu’il nomme également « Mur des Pleurs » – est un symbole de ce conflit. D’après la tradition juive, il représente « le seul vestige du temple de Salomon », attirant à lui « de tous les coins de l’Europe, des pèlerins [venant] s’y lamenter sur les misères de leur race »1. Toutefois, le monument est également « âprement revendiqué par les fidèles musulmans qui voient en lui le tremplin gigantesque d’où s’enleva Mahomet sur sa jument ailée, quand il accomplit le voyage nocturne dans le ciel qui est raconté, tout au long, dans le Coran ». Ce lieu, nommé « Haram-Ech-Chérif » dans l’islam, a vu sa possession confiée aux Musulmans par les Britanniques :

« Les Juifs n’y sont tolérés qu’à certaines heures de certains jours […] Ils ne doivent y faire figure que de visiteurs, de passants. »

Cette coexistence forcée amène régulièrement des troubles comme à l’été 1929, dans les jours précédant la rédaction de cet article.

Pourtant, à lire Roger Vercel, ces incidents autour du Mur des Lamentations ne relèveraient pas d’une simple querelle religieuse autour de la jouissance d’un lieu saint. A bien l’analyser, on comprend que l’on assiste à l’affirmation d’un nationalisme juif, à laquelle tente de répondre la majorité arabe : « le Mur des Pleurs […] est revendiqué par les deux partis moins comme une relique sacrée que comme un symbole national ». En effet, depuis quelques temps, de nouveaux pèlerins « plus remuants » fréquentent assidument le lieu : « le 15 août dernier, des Jeunes-Juifs, venus de Tell-Aviv (sic), arboraient, près de la ruine vénérable, les drapeaux sionistes ; les vieilles pierres renvoyaient les échos de leurs discours nationalistes ». Or, pour Roger Vercel, le sionisme offre une « expérience sociale audacieuse et déconcertante » dans leur colonisation du territoire palestinien. Il nous explique qu’il s’agit de jeunes gens « venus de tous les points de la terre », en direction du « sol des ancêtres ». Ces étudiants ont su bâtir de leurs propres mains « une ville moderne, Tell-Aviv », mais aussi « ensemencé les terres, planté des arbres ». La terre devient alors le nerf du conflit, car il s’agit d’implanter le plus grand nombre possible de colonies sur le sol palestinien. Ils ont d’ailleurs obtenu « des concessions, telle celle de la mer Morte, le Hauran, le Houlé ».

Carte postale éditée en aglais et en hébreu, Collection particulière.

A en croire Vercel, leur entreprise ne serait

« guidée par aucun sentiment religieux. [Ils] ne croient plus aux dogmes d’Israël. Ils rejettent les rites, ses traditions. »

Une volonté de modernité qui passe par la refonte de « l’hébreu, la langue des prophètes », pour qu’elle s’adapte aux « exigences de la vie moderne ». Cet hébreu rénové a désormais remplacé en Palestine le yiddish, la langue vernaculaire des juifs d’Europe : « cette pauvre langue, aux mots disparates, mots slaves, hongrois, allemands, ramassés sur toutes les routes du monde, au cours des séculaires exodes ». Particulièrement intéressante, cette phrase rappelle que derrière le singulier de l’expression « peuple juif » se cachent en réalité des communautés assez diverses : Ashkénazes d’Europe et Séfarades du bassin méditerranéen pour l’essentiel. Mais, plus encore, elle rappelle le statut accordé alors à la langue, comprise comme élément de base de l’idée de nation et, au-delà, comme symbole d’une certaine modernité et, pour tout dire, de la civilisation.

Thomas PERRONO

 

1 Si l’expression de « race » juive peut légitimement choquer, elle doit toutefois être replacée dans son contexte. Penser le monde en termes de races est en effet assez courant dans les années 1930. De surcroît, Roger Vercel n’est pas vraiment ce qu’on peut appeler un philosémite, comme le montreront d’ailleurs plusieurs de ses écrits ultérieurs.