A propos des troupes coloniales dans la Grande Guerre

L’implication des troupes de l’Empire français dans la Grande Guerre - qu’elles viennent du Sénégal, de Madagascar ou d’Indochine - a connu une large publicité pendant le cycle des commémorations. Cette valorisation a atteint son point culminant le mardi 6 novembre 2018, lorsque le Président Emmanuel Macron, accompagné de son homologue malien Ibrahim Boubacar Keita, et des ambassadeurs des pays africains ayant composé cette « force noire », ont rendu hommage aux soldats de l’Empire venus se battre en France. Une dynamique de redécouverte de ce pendant impérial de l’histoire militaire française de la Grande Guerre a également occupé l’agenda scientifique de ce centenaire. Après des recherches et journées d’étude sur les travailleurs chinois ou vietnamiens1 en France, les soldats indiens combattant dans la Somme2, les éditions Vendémiaire éditent le volume Combattants de l’Empire. Les troupes coloniales dans la Grande Guerre, dirigé par Philippe Button et Marc Michel3.

Carte postale. Collection particulière.

Cette contribution de Vendémiaire n’est pas des moindres car on propose un ensemble de vingt textes - dont on ne saurait faire exhaustivement état ici - présentant la grande diversité des forces combattantes en provenance de l’Empire français : tirailleurs sénégalais, somalis, soldats d’Afrique centrale, troupes algériennes, etc. On évoque également les troupes coloniales belges ou celles servant dans l’Empire comme avec la contribution de Michel Bodin sur l’Indochine ou celle de Colette Dubois sur la campagne du Cameroun. Dans une perspective résolument globale, le lecteur a donc loisir de suivre le destin de ces hommes qui combattent sur le Chemin des Dames, en Palestine ou encore lors de la décisive offensive de Dobro Polje en Macédoine où, après des combats de montagnes ravageurs, les forces serbes et françaises, de métropole et de l’Empire, brisent la ligne ennemie.

Mais cet ouvrage n’est pas qu’un simple catalogue de faits d’armes des troupes coloniales et aborde les dimensions multiples d’une histoire certes globale, mise en avant dans ce livre grâces à plusieurs échelles, mais qui ne saurait se passer d’une rigoureuse connaissance des enjeux politiques et militaires d’une telle mobilisation impériale. Ainsi, les troupes de l’Empire sont approchées sous l’angle de l’histoire des idées et des doctrines, avec les très riches textes de Julie d’Andurain (« La genèse intellectuelle de La Force Noire ») et François Cochet (« Stéréotypes contradictoires ») qui font apparaître que cette histoire des soldats de l’Empire n’est pas linéaire, ne peut être réduite à la constitution d’un réservoir d’hommes illimité et mérite d’être examinée à l’aune des circulations d’idées au sein des Empires ainsi que des groupes d’intérêt soutenant telle ou telle doctrine. À une autre échelle, les contributions de Dominique Chathuant et Marc Michel montrent toute la richesse des approches politiques et diplomatiques de la question, via l’évocation de l’incompréhension franco-américaine sur le statut des troupes noires et la proclamation par la Chambre de l’égalité des races. Ces textes montrent l’importance aussi de la figure de Blaise Diagne, député du Sénégal, dans la cristallisation de nos représentations sur la notion de « chair à canon noire ».

Les variations d’échelles permettent de mettre en avant les enjeux sociaux de la mobilisation de ces troupes, notamment à travers le texte de Michaël Bourlet sur les parcours des « Africains Officiers », celui de Bastien Dez sur la mutinerie des tirailleurs sénégalais au Chemin des Dames ou encore les travaux de Laurent Jolly sur les trajectoires des tirailleurs somalis. Les auteurs montrent les espoirs nourris par le conflit, la croyance chez certains d’un juste retour de l’impôt du sang versé pendant le conflit. Mais ce volume montre aussi toute la difficulté d’écrire une histoire à « parts égales »4, qui ne se contenterait pas des sources d’en haut ou extérieures à ces troupes mais composerait véritable une polyphonie : la lecture et l’analyse inventive des graffitis du Chemin des Dames ou l’invitation de Jean-Yves le Naour à inverser le regard établissent bien que le chantier reste vaste et complexe.

Carte postale. Collection particulière.

Au même titre que l’exhumation des voix oubliées ou négligées, ce volume invite – par son panorama d’études et de cas – à étendre les questionnements et les recherches à des moments ou des lieux évoqués ici et là dans les contributions : quid des troupes de l’Empire dans la lente démobilisation des forces françaises dans l’après novembre 1918 ou dans les occupations militaires françaises à l’Est ? Qu’est est-il des retombées politiques, des transformations du regard du colonisé sur le colon évoquées notamment par Jean-Yves le Naour ? Quelles mémoires de ces combattants, dans toute leur pluralité, se sont construites dans les quatre coins de l’Empire tout autant qu’en métropole ? C’est riche de ces pistes et questionnements qu’on ressort de la lecture de ce volume paru chez Vendémiaire, dont les contributions synthétiques et efficaces se lisent très agréablement. On offre à travers ces pages, une porte d’entrée stimulante à l’histoire de ces combattants de l’Empire et la confirmation de tout l’intérêt de collaborations renouvelés entre historiens de la Grande Guerre et historiens des mondes coloniaux et de l’outre-mer français.

Gwendal PIEGAIS

BUTON, Philippe et MICHEL, Marc, Combattants de l’Empire. Les troupes coloniales dans la Grande Guerre, Paris, Vendémiaire, 2018.

 

 

1 MA, Li (dir.), Les travailleurs chinois en France dans la Première Guerre mondiale, Paris, CNRS Editions, 2012 ; LE VAN HO, Mireille, Des vietnamiens dans la Grande Guerre. 50 000 recrues dans les usines françaises, Paris, Vendémiaire, 2014.

2 MARKOVITS, Claude, De l’Indus à la Somme. Les Indiens en France pendant la Grande Guerre, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2018.

3 BUTON, Philippe et MICHEL, Marc, Combattants de l’Empire. Les troupes coloniales dans la Grande Guerre, Paris, Vendémiaire, 2018.

4 Pour reprendre ici l’expression employée par BERTRAND, Romain, dans son livre L'Histoire à parts égales. Récits d'une rencontre, Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle), Paris, Seuil, 2011.