Au nom des Bretonnes et des vies normales

Nous n’avions pas eu l’occasion d’évoquer au moment de sa sortie, en 2016, le formidable ouvrage publié par Anne Lecourt avec le soutien des services culturels de la communauté de communes de Montfort-sur-Meu. Somme d’une dizaine de témoignages magnifiquement illustrés, ce livre donnait à voir des vies ordinaires de femmes d’Ille-et-Vilaine dans les années 1950-1960 et montrait une réalité traditionnellement difficilement accessible par le biais des archives publiques1. Heureusement pour nous, Anne Lecourt revient un an plus tard avec une version revue et augmentée à toute la Bretagne de sa démarche, très beau – il faut insister sur la qualité des photographies de Daniel Le Danvic qui illustrent ce livre – et stimulant travail publié cette fois-ci aux Editions Ouest-France2.

Carte postale. Collection particulière.

Elles sont donc 15 à se livrer dans cet ouvrage. De Françoise l’épouse de marin à Monique, tenancière d’un bistrot de la rue de Dinan, à Bédée, toutes nous donnent à voir des vies quotidiennes bretonnes de 1930 à 1970. La démarche est donc radicalement différente de celle empruntée par Evelyne Morin-Rotureau qui, elle, nous offre une synthèse sur les femmes en une période exceptionnelle, la Seconde Guerre mondiale3. Basé sur l’enquête orale, ce volume constitue une magnifique porte ouverte sur une péninsule armoricaine qui, en l’espace d’une trentaine d’années, bascule indéniablement dans l’ère de la modernité, passant d’une province essentiellement manuelle et rurale à une région électrique et informatique focalisée sur ses quelques grands pôles urbains. Soulignant une certaine discordance des temps, cette mutation est parfaitement perceptible dans les souvenirs de Janet (p. 211-216 notamment), petite bretonne de Gourin et fille d’un couple émigré à New-York qui, elle aussi, passera une partie de sa vie aux Etats-Unis.

Le titre de l’ouvrage est explicite et l’objectif est bien de de redonner une voix à ces Bretonnes trop longtemps restées dans l’ombre d’un père, d’un mari voire même d’un frère. Au fil de ces 15 témoignages, il est impossible de ne pas noter le poids du patriarcat dans cette société bretonne des Trente glorieuses. Bien que pouvant espérer entrer aux PTT et y faire carrière, Monique est obligée d’y renoncer sur l’injonction de son frère ainée : « La place d’une fille est auprès de sa mère et de ses jeunes frères, ça ne se discute même pas » (p. 147).

Tous ces témoignages rappellent par ailleurs combien les modes de consommation ont changé. Point de prêt-à-porter dans les années 1950 mais des toilettes que l’on confectionne soi-même ou fait faire chez des couturières d’après des patrons savamment repérés dans des publications spécialisées comme Le Petit écho de la mode (p. 149). Il en est de même en ce qui concerne la nourriture et notamment la viande qui, dans les campagnes, provient de bêtes qu’on tue dans la maison (p. 159-160). L’étape au débit de boissons est rituelle, pour ne pas dire quasi obligatoire (p. 150), en allant et en revenant du travail pour bien des ouvriers, ce qui en creux rappelle combien les normes hygiénistes antialcooliques ont s’imposent lentement. Le midi, à Bédée, le café de Monique fait office de cantine et nourrit les enfants des deux écoles, la laïque et la privée (p. 150). C’est là un des intérêts majeurs de ce livre que de donner un autre regard, moins axé sur les fractures et les crises, sur l’histoire de la Bretagne au XXe siècle. Certains hurleront sans doute à la recomposition mémorielle mais Françoise, elle, se rappelle que ses instituteurs trégorrois la laissaient parler breton… (p. 31, question évoquée p. 211).

Portrait de femme. Musée de Bretagne: 976.0041.1557.

En publiant ces récits de vies ordinaires, Anne Lecourt montre une autre réalité de la vie bretonne au XXe siècle. Traditionnellement – et il faut bien le confesser, avec une certaine facilité – l’histoire se focalise sur les périodes charnières telles que les guerres et/ou les crises politiques qui, traditionnellement, fournissent beaucoup d’archives sur lesquelles baser la réflexion. En consignant la parole de ces 15 Bretonnes, ce joli volume montre combien ces vies ordinaires sont également jalonnées par d’autres temporalité, et notamment celle du mariage, rite de passage essentiel revenant dans chacun de ces récits. Dans la bouche d’Agnès, l’arrivée de l’électricité est un événement au moins aussi important que la Seconde Guerre mondiale… (p. 160-161).

Erwan LE GALL

LECOURT, Anne, Les Discrètes paroles de Bretonnes…, Rennes, Editions Ouest-France, 2017.

 

 

1 LECOURT-LEBRETON, Anne, Elles qui disent. Ille-et-Vilaine. Années 1950, Montfort-sur-Meu, Montfort Communauté, 2016.

2 LECOURT, Anne, Les Discrètes paroles de Bretonnes…, Rennes, Editions Ouest-France, 2017. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

3 MORIN-ROTUREAU, Evelyne (dir.), Les Françaises  au cœur de la guerre, Paris, Autrement, 2014.