Un chantier en devenir : la guerre du Rif

Rares sont les conflits aussi méconnus et pourtant cruciaux que la guerre dite du Rif que la France mène en 1925-1926 au nord du Maroc contre les tribus d’Abd el Krim. La chose est d’autant plus surprenante que, de manière paradoxale, nombreux sont les volumes à évoquer ce conflit, sans pour autant s’y attarder. C’est donc un vide d’autant plus considérable que vient combler cette synthèse proposée par Max Schiavon, à qui l’on doit notamment la publication des excellents carnets de l’artilleur Jean Leddet, que cette guerre est d’un grand intérêt1.

Partisans allant au combat pendant la guerre du Rif. Carte postale. Collection particulière.

La chose est rappelée dès le premier paragraphe de l’introduction, comme pour encourager le lecteur à poursuivre l’ouvrage : la guerre du Rif « fut le plus grand conflit colonial mené par la France ». Il s’agit en effet d’un affrontement entre 150 000 soldats français – et pas des moindres puisqu’on retrouve Lyautey, nommé dès 1912 au Maroc alors qu’il était commandant du 10e corps d’armée à Rennes, Pétain mais aussi le jeune Alphonse Juin – et plusieurs dizaines de milliers d’insurgés sur un front de 300 kilomètres (p. 9). Au plus fort des combats, les pertes tricolores peuvent atteindre les 11% (p. 131). Bien avant Dien Bien Phû, bataille présentée par l’heureuse formule d’Alain Ruscio comme le « Valmy des peuples colonisés »2, le Rif apparaît a posteriori comme l’un des premiers craquements de l’Empire (p. 11).

Si la France se retrouve impliquée dans ce conflit, quasiment malgré elle tant le climat politique est au pacifisme avec l’arrivée au pouvoir du Cartel des gauches (p. 51), c’est que la région est stratégique. C’est en effet la porte d'entrée de la Méditerranée qui est en jeu ici, et on ne saurait laisser le terrain libre à un homme qui non seulement se réclame de Mustapha Kemal, et donc quelque part de l’ennemi ottoman d’hier, mais qui bénéficie également du soutien discret des Anglais et des Allemands qui lorgnent sur la région (p. 58). Par ricochet, c’est donc bien une des suites de la crise d’Agadir de novembre 1911, avec la fameuse canonnière Panther, qui est ici donnée à connaître (p. 22).

A ce temps long géostratégique répond un autre, purement opérationnel celui-là. Car la guerre à laquelle sont confrontés les combattants français n’a rien avoir avec celle dite de positions pratiquée entre 1914 et 1918. Ici, il est question avant tout de camouflage, de petites équipes de cavaliers remarquablement mobiles et excellents tireurs (p. 80) qui, d’une certaine manière, ne sont pas sans faire songer à la doctrine de l’insécurité permanente. Dix ans après la guerre de l’été 1914, celle pratiquée par exemple entre Sambre-et-Meuse, le contraste est impressionnant… et n’échappe pas aux officiers qui préconisent que les hommes revêtent au combat une simple tenue de toile et une musette du fait de la chaleur. De la même manière, un accent particulier est porté aux marches ainsi qu’aux manœuvres de décrochage, l’ennemi se révélant particulièrement agressif sur les arrières (p. 198-199). On est donc à des années lumières des pantalons rouges de l’été 1914, même si certaines permanences ne manquent pas de frapper. La cavalerie, que l’on a souvent tendance à hâtivement proclamer enterrée avec la guerre des tranchées, se révèle ici une arme précieuse (p. 202) alors que les chars se montrent, pour leur part, assez inefficaces sur un tel théâtre d’opérations (p. 204).

Carte postale. Collection particulière.

Sans doute qu’un certain nombre de critiques pourraient être formulées à l’égard de cet ouvrage, le propos de Max Schiavon est notamment bien clément à l’égard de Lyautey et peut-être sévère à propos de celui de Paul Painlevé, tout particulièrement en comparaison de ce qu’a pu en dire Anne-Laure Anizan3. De même, l’exposé des relations entre Lyautey et Pétain pendant cette guerre, présentée comme « différente de la légende trop souvent colportée », bien qu’appuyé sur des fonds peu consultés (p. 149, 163 et suivantes notamment), sera discuté. Mais là n’est certainement pas l’essentiel. Non seulement l’auteur nous livre une synthèse qui manquait et qui, à ce titre, mérite de figurer dans toutes les bibliothèques, mais, de surcroît, ce volume invite à creuser encore ce dossier dont on a assurément pas fait le tour. En effet, il parait à peu près évident à la vue des effectifs engagés que certains Bretons prennent part à ces combats marocains. Or on ne sait rien d’eux. De même, l’opinion publique armoricaine concernant cette affaire demeure inconnue. Tout particulièrement, l’étude du traitement de ce conflit par les journaux bretons n’a jamais été à notre connaissance entreprise. Il y a donc matière à aller encore plus loin mais une chose demeure certaine : aucun.e candidat.e à cette future enquête ne pourra faire l’économie de ce livre.

Erwan LE GALL

 

 

 

1 SCHIAVON, Max, La Guerre du Rif, Paris, Editions Pierre de Taillac, 2016. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à ce volume seront simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 RUSCIO, Alain, « Dien Bien Phu vu du tiers-monde, le Valmy des peuples colonisés », Le Monde diplomatique, juillet 2004, p. 21.

3 ANIZAN, Anne-Laure, Paul Painlevé,Science et politique de la Belle Epoque aux années trente, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.