Resituer le bombardement de l’église Saint-Gervais dans le temps long de la Grande Guerre

Comparées aux bombardements stratégiques qui frappent la Bretagne pendant la Seconde Guerre mondiale, les menaces qui planent sur Paris pendant la Première paraissent ne pas devoir attirer l’attention. L’exemple du bombardement de l’église Saint-Gervais, le 29 mars 1918, prouve toutefois le contraire. En effet, les quelques 91 morts et 68 blessés tombés ce jour sous un obus allemand témoignent de l’affaiblissement croissant de la distinction entre objectifs civils et militaires, effacement qui n’en sera que plus meurtrier entre 1939 et 1945. Mais, le formidable écho donné par la presse bretonne de l’époque à cet événement dit également toutes les angoisses d’un pays qui, à ce moment du conflit, n’a sans doute jamais paru aussi loin de la Victoire.

Carte postale. Collection particulière.

A l’échelle des 9,4 millions de morts et disparus et 21 millions de blessés, toutes nationalités confondues, de la Grande Guerre, le bombardement de l’église Saint-Gervais, dans le IVe arrondissement de Paris, est sans doute anecdotique. Le bilan assez lourd est pourtant sans commune mesure avec la réalité de l’opération : un simple obus tiré à l’aveugle par une pièce d’artillerie (très) lourde allemande. Le hasard veut que le projectile tombe sur une église en plein office du vendredi saint, ce qui explique ce bilan particulièrement lourd. Mais il n’en demeure pas moins que d’un strict point de vue militaire, le fait est très anecdotique. Rendant compte de l’événement, L’Ouest-Eclair n’y consacre d’ailleurs que quelques lignes, court texte qui contraste avec le titre vengeur qui s’étale sur cinq colonnes « Un obus dans une église. L’ennemi ne vaincra pas »1.

Plus que le bombardement, c’est donc son traitement par la presse bretonne qui intéresse l’historien. Quotidien catholique, L’Ouest-Eclair ne peut manquer de souligner le symbole et titre, le surlendemain du drame, à propos des Allemands : « Ils étaient des assassins ; ils se font sacrilèges ». Dans un éditorial d’une rare violence, Emmanuel Desgrées du Lou fustige l’Allemagne : « race parjure, pillarde, incendiaire, la race qui vole, qui viole, qui détruit et qui tue, pour le seul plaisir de détruire et de tuer »2. A Brest, La Dépêche reste néanmoins beaucoup plus factuelle dans son traitement, de même que Le Nouvelliste dans le Morbihan. Sans doute peut-on y voir la marque de lignes éditoriales différentes quant à la question religieuse, L’Ouest-Eclair étant à l’évidence plus sensible à cette dimension.

Mais il y a probablement d’autres éléments à prendre en compte. Le positionnement du grand quotidien rennais est certes conforme à une grille de lecture catholique qui voit aussi dans ce conflit une guerre de religion contre ce Reich protestant. Mais il n’en demeure pas moins que si les canons allemands sont en mesure d’atteindre Paris, c’est aussi parce qu’ils ne se trouvent pas loin de la capitale. Pire, le 29 mars 1918, soit le jour même du bombardement de l’église Saint-Gervais, L’Ouest-Eclair titre sur une nouvelle attaque allemande, dans l’ouest d’Arras, après celle du 21 mars 1918. Certes, le journal annonce que « le coup allemand est raté » mais cette offensive de printemps intervient à un moment critique puisque les Américains, dont les premiers éléments sont pourtant arrivés en France en juin 1917, peinent encore à donner leur pleine puissance. Dans la Somme, les lignes britanniques sont enfoncées et le spectre de la rupture du front est présent dans tous les esprits. Le titre de l’édition du 30 mars 1918 sonne alors tout autrement : « L’ennemi ne vaincra pas », tournure de phrase qui dit bien que pour la France il ne s’agit alors plus de gagner mais de ne pas perdre. Subtile nuance…

Carte postale. Collection particulière.

C’est là que le regard remarque un titre de second rang sur cette même une du 29 mars 1918 de L’Ouest-Eclair : « Sir Douglas Haig et Pétain ont, d’accord, assuré l’unité de direction de combat »3. En effet, le 26 mars 1918, la France et la Grande-Bretagne s’accordent pour unifier dans les mains d’un officier unique, le général Ferdinand Foch, le commandement du front ouest. Quelques jours plus tard, le général Pershing joint le corps expéditionnaire américain au mouvement alors que les Etats-Unis étaient auparavant seulement « associés » à l’Entente. Bien entendu, l’historiographie a montré qu’il s’agit là de la conclusion d’un long processus de construction d’une conduite interalliée des opérations, mouvement initié en décembre 1915 avec la conférence de Chantilly. Mais, ce que nous rappelle l’anecdotique mais néanmoins dramatique bombardement de l’église Saint-Gervais, c’est que c’est uniquement sous la pression de l’offensive menée par les Allemands que Paris, Londres et Washington acceptent de se départir de leurs prérogatives nationales respectives. Et encore, ce choix n’est que temporaire puisque les très longues négociations du traité de Versailles voient les délégations françaises, britanniques et américaines interpréter une partition qui est tout sauf celle de l’Union sacrée. La guerre a beau être mondiale et remportée sur un mode interallié, c’est bien nationalement qu’on veut préparer la paix.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

1 L’Ouest-Eclair, 19e année, n°5727, 30 mars 1918, p. 1.

2L’Ouest-Eclair, 19e année, n°5728, 31 mars 1918, p. 1.

3 L’Ouest-Eclair, 19e année, n°5726, 29 mars 1918, p. 1.