Eléments d’histoire immédiate

Bien des superlatifs ont été utilisés en mai 2017 pour qualifier la séquence électorale que venait de connaître la France. Aboutissant à l’arrivée à l’Elysée d’Emmanuel Macron, un homme inconnu du grand public trois ans auparavant, le scrutin fut qualifié d’inédit, de sans précédent et d’imprévisible. Mais, de manière paradoxale, nombreux sont également les commentateurs qui, parfois dans la même phrase ou presque, abusèrent des comparaisons avec 1958, preuve que la mémoire offre des grilles de lectures permettant de lire le réel en cours même si, au final, celles-ci ne se révèlent pas toujours très pertinentes. Là est tout l’intérêt du précieux petit volume que publient à propos du dernier scrutin présidentiel H. Le Bras et J. Fourquet, deux spécialistes reconnus de la chose électorale : donner des chiffres, beaucoup de chiffres, étayés par des cartes et des graphiques, beaucoup de cartes et de graphiques, et accompagner ces données statistiques de pistes interprétatives permettant de resituer l’événement dans un temps plus long, et de le rendre ainsi plus intelligible1.

On refait le match

Reprenant le dossier depuis le début, c’est-à-dire depuis 2016 et la non moins éprouvante campagne des primaires, les deux auteurs reviennent sur quelques leçons de cette présidentielle. Oui les compétitions intra-partisanes préliminaires au scrutin final ont eu un effet : « qu’il s’agisse du bilan du sortant ou d’une affaire judiciaire ravageuse, François Fillon comme Benoît Hamon ont souffert de difficultés structurelles que les primaires ont aggravées » (p. 28).

Les candidats à l'élection présidentuelle de 2017. Crédits: Agence France Presse.

De la même manière, l’impact de François Bayrou dans l’issue de l’élection semble attesté puisque H. Le Bras et J. Fourquet avancent que « les trois quarts de ses voix sont allés vers Emmanuel Macron et seulement le quart restant vers François Fillon » (p. 29). Les deux auteurs filent d’ailleurs à ce propos une comparaison très intéressante puisqu’à les en croire, et nous les suivons bien volontiers sur ce terrain, la campagne du patron d’En Marche ! tiendrait moins du triomphe de 1958 que de l’expérience de 2007 où François Bayrou, alors à la tête de l’UDF, entonnait le refrain trans-partisan du « ni droite ni gauche », ancêtre donc du « et à droite et à gauche » (p. 28). En définitive, seule la solidité moindre des deux partis classiques de gouvernement permet à Emmanuel Macron de faire sauter le verrou sur lequel François Bayrou se casse les dents dix ans plus tôt (p. 30).

Très riche, l’ouvrage fourmille d’informations statistiques particulièrement intéressantes. Ainsi par exemple de la forte propension au vote Front national chez les militaires ou les surveillants de prison (p. 53-54) :

« A proximité du camp du Larzac, la commune de LA Cavalerie, qui comptait déjà une présence militaire, accueille depuis 2016 une nouvelle unité comprenant plus de 450 Légionnaires et leurs familles (soit environ 100 personnes). Marine Le Pen y atteint 33,7% au premier tour, soit plus du double de sa moyenne départementale (16,2%) et progresse de 8,4 points par rapport au premier tour de 2012 dans cette commune contre une hausse de seulement 2,1 points dans l’ensemble de l’Aveyron. »

L’analyse du vote en faveur du Front National, en particulier, est très fine – sauf peut-être en ce qui concerne la Bretagne, nous aurons l’occasion d’y revenir – et ne se contente jamais des dialectiques simplistes telles le binôme périphérie/centre. Si celui-ci a son importance, il ne saurait à lui seul expliquer les scores de Marine Le Pen, ses scores apparaissant liés à d’autres facteurs tels que, par exemple, le nombre de commerces de services (p. 61).

L’électorat catholique, qui concerne en premier chef la Bretagne, est lui scruté avec minutie et les deux auteurs rappellent, contrairement  ce que l’on voudrait bien croire, que celui-ci se caractérise par la modération. L’exemple des « Cathos de gauche » étudiés par F. Prigent dans ces mêmes colonne2 le rappelle parfaitement et explique par bien des égards les difficultés de François Fillon à faire de ce côté le plein des suffrages. L’association Sens commun a beau faire la une des journaux, c’est essentiellement vers Alain Juppé puis Emmanuel Macron, via notamment François Bayrou, que s’est porté le choix de ces électeurs (p. 73).

Autre élément particulièrement intéressant que soulignent H. Le Bras et J. Fourquet, la survivance de vieilles pratiques dans un scrutin que l’on a dit abusivement ubérisé en référence à la nature du mouvement En Marche !, organisation qui n’est jamais que la dernière étape dans la longue évolution de ce qu’est en France un parti politique. Autrefois omniprésent et rythmant véritablement la vie des militants – que l’on songe par exemple au parti communiste – cette organisation ne cesse de s’externaliser – la sous-traitance du travail idéologique aux think tanks est de ce point de vue une transition décisive – pour ne devenir qu’une simple écurie électorale, sans réelle vie en dehors des scrutins. Pour autant, si la campagne numérique d’Emmanuel Macron, celle-ci devant probablement beaucoup à l’exemple de Barack Obama en 2008, est remarquable, il n’en demeure pas moins que les traditionnelles visites de terrain, qui pourraient sembler obsolètes à l’heure des réseaux sociaux et des chaînes d’information en continu, demeurent politiquement rentables. C’est ainsi par exemple que dans tous les territoires où elle s’est déplacée, Marine Le Pen enregistre des scores plus élevés que dans le reste des départements en question (p. 63).

Un exercice périlleux

On nous permettra néanmoins d’exprimer un certain nombre de réserves à propos de cet ouvrage qui, rappelons-le, se livre à un exercice d’autant plus difficile qu’il est immédiat. La première d’entre elles concerne la télévision et, plus précisément, les débats qui jalonnent les élections présidentielles. On sait quelle véritable messe républicaine est devenu celui de l’entre-deux tours et l’édition de 2017 restera assurément une référence de par la performance de la candidate du Front national : « Sa prestation fut si mauvaise qu’elle perdit 6 points au cours des trois jours suivants qui précédaient le scrutin, ce qui est unique dans les annales des débats présidentiels, en général peu concluants » (p. 115). En effet, l’historiographie s’accorde le plus souvent à admettre que, sauf donc dans le cas de 2017, ces débats n’ont pas d’impact sur l’électorat. Or, à plusieurs reprises, les débats télévisés sont érigés en moment-clefs de l’élection par H. Le Bras et J. Fourquet. C’est ainsi par exemple que le débat du premier tour du 20 mars 2017 sur TF1 est présenté comme un tournant de la dualité Hamon/Mélenchon dans les sondages (p. 91), l’ascension du leader de la France insoumise devenant à partir de là « irrésistible » (p. 91), sauf bien entendu à atteindre le second tour. Il y aurait sans doute là matière à un éclaircissement bienvenu, le débat télévisé demeurant au cœur d’un singulier paradoxe : dans une élection présentée comme étant celle du 2.0, des réseaux sociaux et de l’uberisation, c’est en définitive un média de la fin du XXe siècle qui aurait eu le rôle le plus décisif. Sans compter bien entendu le vénérable Canard Enchaîné, fossoyeur de François Fillon via le Penelope Gate.

Pénélope Fillon aux côtés de son mari le 9 avril 2017. Cliché Thierry Leclerc.

Cette question médiatique nous semble ici d’autant plus importante que l’on sait les grands organes de presse particulièrement critiqués, coupables aux yeux d’une certaine vox populi, avec les instituts de sondage du reste, de ne pas montrer la réalité et de se révéler incapables de prévoir le résultat des scrutins. Peu importe que cela ne soit pas le rôle d’un journaliste que de prédire l’avenir, le ressentiment à l’égard de cette médiocratie/sondocratie demeure vif, les récents exemples du Brexit ou de l’élection de Donald Trump agissant à la manière de puissants rappels. Or il n’échappera à personne que l’un des deux auteurs de ce volume, J. Fourquet, ouvrage qui s’attache donc à montrer combien ce scrutin s’inscrit dans des tendances sur le long terme, est précisément l’un des dirigeants d’un des principaux instituts de sondages du pays, à s’avoir l’IFOP. De là à ne voir dans ces pages qu’un – convaincant – plaidoyer pro domo il y a là un pas que nous ne franchirons pas, mais que d’autres embrayeront à n’en pas douter.

Si cette étude nous semble par certains endroits pêcher, c’est à l’occasion d’affirmations qui, manquant probablement de nuance ou de recul, prêtent à la critique. Ainsi, quand les deux auteurs affirment qu’une « primaire exalte, par sa nature, la pureté de [la] tendance » (p. 9) politique au sein de laquelle elle se déroule, on ne peut effectivement qu’acquiescer au regard des succès enregistrés par François Fillon d’une part, Benoît Hamon d’une autre. Mais on pourra objecter que la pratique des primaires est sans doute trop récente en France pour pouvoir accoucher d’une telle loi chimique. De plus, il nous semble que l’issue du duel entre Hillary Clinton et Bernie Sanders lors de la dernière convention démocrate est précisément de nature à remettre en cause cette vision même si, et on en conviendra bien volontiers, il reste à savoir s’il ne s’agit que de l’exception qui viendrait confirmer la règle ou d’une tendance plus lourde. Mais du point de vue républicain, Donald J. Trump n’était pas non plus l’élément idéologique chimiquement le plus pur disponible sur le marché….

De la même manière, l’affirmation selon laquelle à gauche « la primaire de 2017 a eu encore moins de signification que celle de 2011 » (p. 19) nous semble pour partie hâtive3. La large victoire de Benoît Hamon dans les fédérations socialistes de Bretagne nous parait en effet de nature à cristalliser une fracture durable dans l’optique de la recomposition de la gauche entre, d’une part, une base s’étant donc prononcé majoritairement pour ce candidat et, d’autre part, un appareil ayant opté pour des lignes plus modérées. A Rennes, l’exemple de Nathalie Appéré est ainsi particulièrement intéressant et laisse probablement les paris grands ouverts pour la suite, ce d’autant plus que le vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon y fut vif (p. 101-102).

L’exception bretonne

Le Front national constitue, enfin, un point sur lequel les analyses de H. Le Bras et J. Fourquet paraissent, lorsqu’observées de Bretagne, moins percutantes. Certes, dans la péninsule armoricaine comme ailleurs dans l’hexagone, « l’ascension de Marine Le Pen » parait bien « résistible » en 2017, pour reprendre l’habile formule des auteurs. Les causes en sont nombreuses et tiennent notamment aux profonds clivages idéologiques qui se manifestent à la faveur de la montée en grâce de Florian Philippot d’une part, Marion Maréchal-Le Pen d’autre part (p. 41). Rien de très neuf du reste pour qui connaît a minima la vie de ce parti, partagé depuis longtemps entre nostalgiques du fascisme, catholiques traditionnalistes voire même néo-païens de la nouvelle droite.

Marine Le Pen à Erquy, le 31 mars 2017. Cliché Stéphanie Labrousse / France 3 Bretagne.

Certes, les auteurs ne se méprennent pas quant à la progression du Front national au sein de la péninsule armoricaine (p. 54-55) :

« Le cas du centre de la Bretagne en offre un exemple peut-être moins connu que les zones désindustrialisées du Nord-Est mais tout à fait représentatif de la manière dont le FN se nourrit des malheurs locaux. Dans une zone comprise entre Dinan, Ploërmel, Pontivy et Loudéac, où se concentre une grande partie de l’agroalimentaire bretonne aujourd’hui en difficulté, le FN obtient des scores plus élevés que ne le laisseraient supposer la taille des communes et son niveau moyen en Bretagne. »

Pour autant il nous semble que les causes n’en sont pas parfaitement explicitées. Certes il y a un rapport à l’avenir qui est assurément essentiel, et qui donne d’ailleurs à H. Le Bras et J. Fourquet l’occasion de passionnantes pages sur une corrélation entre le vote Emmanuel Macron et cet indice que l’on pourrait qualifier de bonheur national brut (p. 159 et suivantes). Mais si la Bretagne diffère des « zones désindustrialisées du Nord-Est » c’est moins par sa prétendue résistance à l’extrême droite (Le Pen est un nom qui fleure bon la Bretagne, une région qui connut Breiz Atao et qui envoya un député poujadiste – Jean-Maurice Demarquet – aux législatives de 1956) que par une offre politique sensiblement différente. Ici, l’effet de brouillage constitué par les Bonnets rouges et, de manière générale, par un mouvement nationaliste breton qui peut constituer une alternative au FN en tant que vote contestataire, nous semble insuffisamment souligné. Or c’est bien par l’offre que réagit le marché électoral.

Le duel du second tour. Wikicommons.

L’exercice mené par H. Le Bras et J. Fourquet est non seulement passionnant mais éminemment courageux car se livrer, quelques semaines seulement après un évènement aussi insaisissable que cette élection présidentielle de 2017 à un essai d’histoire immédiate est un défi qui est particulièrement difficile à relever. Ici, le pari est gagné avec d’autant plus de brio que les deux auteurs accouchent d’un ouvrage dense, servi par une myriade de graphiques et de diagrammes qui aident grandement la compréhension ainsi qu’une langue dont il faut souligner la qualité : le subjonctif n’est après tout plus chose si courante de nos jours…

Certes, on pourra çà-et-là apporter des points de vue sensiblement différents aux analyses des deux politologues. Leur postulat siegrifridien ne manquera ainsi pas d’interpeller puisqu’ils n’hésitent pas à écrire que ce scrutin « plaide une nouvelle fois pour l’idée selon laquelle le vote s’inscrit dans un contexte géographique, social, historique et culturel déterminé qui pèse davantage que l’action exercée par les candidats et leurs militants » (p. 64). Mais n’est-ce pas un point de départ obligatoire dans une histoire d’un temps aussi présent ?

Erwan LE GALL

LE BRAS, Hervé et FOURQUET, Jérôme, Le Puzzle français. Un nouveau partage politique, Paris, Fondation Jean Jaurès / Fondation européenne d’études progressistes, 2017

 

 

 

 

 

 

1 LE BRAS, Hervé et FOURQUET, Jérôme, Le Puzzle français. Un nouveau partage politique, Paris, Fondation Jean Jaurès / Fondation européenne d’études progressistes, 2017. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 PRIGENT, François, « Chrétiens de gauche, chrétiens à gauche. Plongée dans les réseaux socialistes des mondes chrétiens en Bretagne (1945-2004) », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°6, été 2015, en ligne.

3 On notera de surcroît que cette assertion semble s’opposer à ce que les deux auteurs affirment p. 28, à savoir que les primaires jouent le rôle d’accélérateur des difficultés des deux camps ayant organisé les primaires.