Le football comme combat pour l’indépendance algérienne

 

« La bande dessinée est un sport collectif ». C’est une évidence. Dans cet opus efficace, documenté et passionné, interviennent des artistes catalans et bretons. Formés à l’école d’illustration de Barcelone, Escola Joso, Javi Rey ou Marina Martin parviennent avec force et réalisme à restituer, par un dessin et des couleurs, tout en mouvements, les scènes de football. Une réussite loin d’être évidente, techniquement, et qui, dans une autre veine, rappelle les planches de l’excellent Jean Harambat vagabondant sur les terrains de rugby avec son En même temps que la jeunesse. S’inscrivant dans une riche bibliographie de BD historiques, les auteurs bretons, Bertrand Galic et Kris (Un homme est mort, Notre mère la guerre, Nuit noire sur Brest, etc…), livrent ici un nouvel ouvrage très abouti, qui a su rencontrer son public en imprimant un style bien à eux. Complexe, intelligent et puissant, tant cette histoire franco-algérienne croise avec bonheur et justesse plusieurs champs historiographiques : histoire politique, histoire culturelle et sociale, histoire sportive1.

Le Chaudron vu par Javi Rey, Bertrand Gallic et Kris.

Car décidément, raconter l’histoire en BD peut s’avérer efficace quand la finesse des analyses emprunte le détour de la création littéraire. Ici, le récit renforce la réalité décrite et interrogée. Et réciproquement. Une preuve de Ce que l’histoire peut quand elle emprunte les voies et les détours de la fiction, comme a pu le prôner si poétiquement Patrick Boucheron lors de sa saison comme invité du TNB à Rennes en 2017-2018 parsemée d’initiatives littéraires/historiques sur le thème Rencontrer l’Histoire. Les récents prix littéraires, récompensant des écrivains de Bretagne comme Eric Vuillard ou Alice Zéniter, témoignent de cette habitude de la création depuis la matière historique. Moins légitimées en tant que sujet de fiction historique, les histoires sportives peuplent plus rarement les pages des romans contemporains. Même si ces productions atypiques se dévorent avec délectation et intelligence, à l’instar de L’éloge de l’esquive d’Olivier Guez (aux origines de la culture du dribble des joueurs brésiliens, comme empreinte de l’esclavage), de Fever pitch de Nick Hornby ou de Rouge ou mort de David Peace sur la passion irrationnellement envoûtante du football à Arsenal ou Liverpool.

La BD aussi s’avère un outil utile pour restituer les évènements passés en vue de questionner et d’interpréter ce passé. Des histoires dans l’Histoire. C’est tout l’intérêt d’Un maillot pour l’Algérie. Une histoire vraie, une histoire belle et forte que cette page de l’histoire du sport dont les auteurs se sont saisis. L’aventure de la première équipe nationale d’Algérie, toute une histoire... Entre toile de fonds politique de la guerre d’Algérie et trajectoires de vies, cette histoire en tranches – de vies – mériterait d’être suivie d’ailleurs un ouvrage de synthèse, approfondi et rigoureux, au plan académique de la part d’un-e historien-ne. En attendant, cette histoire méconnue, oubliée mais tellement poignante, éclaire notre point de vue sur les années guerre d’Algérie d’une France en pleine mutation.

Ce récit en histoire dessinée, pour reprendre la formule expérimentée par les éditions La Découverte, notamment avec Etienne Davodeau et Sylvain Venayre dans leur stimulante Balade nationale, s’adosse à un dossier historique intitulé Le football, ferment de l’indépendance. Précieux et précis, ce dossier, utilement illustré (notamment par des photos et coupures de presse de l’époque), a été concocté par Gilles Rof, co-auteur avec Gilles Perez en 2012 d’un reportage documentaire intitulé  Les rebelles du foot qui s’était notamment focalisé sur le parcours de Rachid Mekhloufi. Enfin, cette partie de la BD comprend également un long entretien, extrêmement riche, avec Rachid Mekhloufi, le protagoniste de l’histoire que l’on suit au fil des pages.

Rachid Mekhloufi sous le maillot de Saint-Etienne. Collection particulière.

Si le récit est centré sur les péripéties de cette improbable équipe de foot et de son joueur phare Rachid Mekhloufi durant la guerre d’indépendance d’Algérie (1958-1962), le propos éclaire en toile de fonds les acteurs et enjeux de ce moment. Des émeutes du 8 mai 1945 à  Sétif, ville natale de la star stéphanoise, en passant par l’évocation de la figure de Messali Hadj ou des réseaux variés du FLN, cette BD balaye à grands traits  toute l’histoire de la guerre d’Algérie. Pour autant, la dimension historique ne se limite pas à n’être qu’un arrière-plan, en guise de décor ou d’atmosphère, du récit. Elle est bien plus que cela, en ce que la réflexion sur l’histoire se trouve au cœur de la problématique de l’ouvrage. Le détour par les petites histoires pour amener à penser la complexité d’un passé brûlant d’actualité.

A deux mois de la Coupe du monde en Suède, au terme d’une journée de championnat de D1, le 13 avril 1958, plusieurs joueurs professionnels algériens évoluant dans de grands clubs français disparaissent subitement. C’est le cas, depuis Geoffroy Guichard, de Rachid Mekhloufi ou du virevoltant ailier de l’Olympique lyonnais, Hamid Kermali. Plusieurs clubs sont concernés : Béziers, Nîmes, Reims, Toulouse, Monaco et Angers… Certains joueurs algériens, comme Mahi Kennane du Stade Rennais2, refusent de participer à cette aventure, sans pour autant subir de représailles de la part du FLN.

Cette évasion collective et concertée leur permet de rejoindre la base du FLN à Tunis, après un crochet par la Suisse ou l’Italie. Si Chabri et Maouche sont dans un premier temps arrêtés, ils réussissent par la suite à rejoindre leurs camarades. Planifiée depuis plusieurs mois, l’opération poursuit un triple but : affaiblir la France ; toucher l’opinion publique à travers les médias ; acter l’indépendance nationale. L’instrumentalisation du sport, phénomène social total, à des fins politiques n’est pas une nouveauté. Mais cette tentative connaît un retentissement assez spectaculaire, les dirigeants du GPRA, Ferhat Abbas en tête, accueillant ces footballeurs algériens venus de France pour former une équipe nationale d’un pays en quête d’indépendance.

Quand l'actualité s'invite en une de L'Equipe. Collection particulière.

Ainsi, « les footballeurs algériens font leur révolution ». L’idée germe d’abord dans l’esprit de Mohamed Boumezrag, un des responsables de la Fédération de France du FLN et ancien inter-droit du Red Star, de Bordeaux et du Mans. A priori, ce projet un peu fou aurait pris corps en 1957 lors du Festival mondial de la jeunesse et des étudiants à Moscou. Une fois arrivés en Tunisie, les joueurs de l’équipe du FLN déchantent quelque peu. Certes, les convergences politiques du panarabisme se retrouvent dans l’appui officiel offert par le régime de Bourguiba, mais les conditions d’entraînement, sinon de logement, et les relations avec « l’armée des frontières », une Armée de libération nationale (ALN) dont les objectifs militaires assimilent difficilement ces sportifs à de réels combattants de la cause indépendantiste, sont parfois difficiles. Symboliquement cependant, l’épopée débute parfaitement le 9 mai 1958. Arborant les emblèmes nationaux sur leurs maillots blancs et verts, l’équipe participe au tournoi Djamila Bouhired. Premier hymne national, face au drapeau algérien. Première victoire aussi, 6-1, face à l’hôte tunisien pour cette équipe qui évolue en 3-4-3 (tactique WM) avec des joueurs à vocation offensive, très techniques et tournés vers l’attaque. Une nouvelle victoire face à la modeste équipe de Libye confirme ces bons débuts sportifs, le FLN ne manquant pas de faire le lien entre les volontés d’offensive sur les terrains de foot comme de combats. Les joueurs eux-mêmes, ayant largement sacrifié leur carrière sportive mise entre parenthèse en s’échappant de France, relayent ces sentiments nationalistes qui animent une frange du peuple algérien. Une des forces de la mécanique du récit consiste à donner de la densité aux personnages, aussi bien campés que dessinés. La plongée dans la vie familiale des joueurs (l’impact du départ sur leur entourage) ou dans le quotidien de cette sélection pas comme les autres, donne de la chair, de l’épaisseur humaine à des personnages hauts en couleurs. Rires, émotions, réflexions se succèdent donc au fil des pages.

Pendant ce temps, en France, les mois de mai-juin 1958 sont très agités. Et si la crise du 13 mai 1958 aboutit au retour au pouvoir du général de Gaulle, l’épopée suédoise des Kopa, Fontaine et Piantoni constitue une performance sans précédent pour une équipe portant le maillot bleu d’une France aux couleurs de l’immigration d’ailleurs. Meilleur buteur de la compétition avec 13 buts, Just Fontaine, lui-même né à Marrakech, écrit une carte postale à Mustapha Zitouni depuis la Suède pour l’assurer de son soutien. Comme Rachid Mekhloufi, il était présélectionné pour cette Coupe du Monde, marquée par la révélation à la face du monde du talent du jeune Pelé (18 ans). Balle au pied, ces joueurs incarnent ainsi un morceau d’histoire franco-algérienne.

La FIFA ne reconnaissant par l’équipe algérienne, elle manque d’adversaires, ceux-ci s’exposant à des sanctions de la part de l’instance du football internationale, dont l’histoire a été retracée par Paul Dietschy. Ces contraintes de la géopolitique du football limitent les possibilités pour cette équipe qui affronte alors la Jordanie puis l’Irak, espaces du Proche et du Moyen-Orient en pleine mutation au tournant des années 1950-1960. Si l’équipe algérienne est déséquilibrée tactiquement, en raison d’une pénurie de joueurs défensifs, elle ressort épuisée de ces longs trajets en bus et de la répétition des matchs. C’est le temps des dissensions et des douleurs pour des jeunes espoirs prometteurs, qui ont mis en sommeil leur avenir de footballeur pour se consacrer à leur présent algérien, incertain.

Timbre commémoratif. Collection particulière.

Après une tournée en 1959 contre des « démocraties populaires » d’Europe de l’Est (Bulgarie, Roumanie, Pologne et URSS) au football rugueux, l’équipe militante du FLN se rend au Vietnam, accueillie officiellement par Ho Chi Minh et Giap, le vainqueur de Dien Bien Phû en 1954. Anticolonialisme, antiimpérialisme, panarabisme : ces valeurs politiques sont mises en exergue pour rehausser une autre idée, celle d’une guerre d’indépendance de l’Algérie, à laquelle contribuent ces joueurs de foot dévoués à la cause d’un peuple algérien libre. C’est d’ailleurs un des ressorts des discours de Ben Bella puis Boumédiène après 1962. Ces Harlem globe-trotters du ballon rond effectuent une dernière tournée majeure en 1961, en Yougoslavie, où les Algériens, merveilleux techniciens, éclipsent au Maracana de Belgrade les talentueux Brésiliens de Botafogo (Didi, Garrincha…).

Les accords d’Evian le 18 mars 1962 puis l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962 mettent un terme à cette expérience politique de ce Onze de l’indépendance qui se mue en sélection officielle, en équipe nationale à part entière. Entre 1958 et 1962, cette équipe dispute 83 matchs (57 victoires, 14 nuls et 12 défaites), inscrivant 349 buts contre 119 encaissés. Plusieurs joueurs, comme Rachid Mekhloufi, retournent en France après 1962. Ce moment, un des plus forts de la BD, est restitué avec justesse et simplicité. D’abord prêté au Servette de Genève, Rachid Mekhloufi retrouve son club de Saint-Etienne à la fin de l’année 1962. Pour son retour dans le chaudron des Verts, alors en D2, face à Limoges le 9 décembre 1962, Rachid Mekhloufi est accueilli par un silence glacial, vite rompu par un geste technique amenant un premier but… Son nom est scandé et tout redevient comme avant. Ou presque.

Après le récit dessiné à proprement parler, le livre comporte donc un riche dossier. Avec de très belles photos d’époque, dont celles d’un Rachid Mekhloufi en 1958 au bataillon de Joinville, un an après ses titres de champion de France avec Saint-Etienne et de champion du monde avec l’équipe de France militaire. Le dossier élargit aussi la réflexion au sujet du football en Algérie, évoquant par exemple la structuration communautaire des équipes dans les années 1930-1950 ou la place des joueurs nord-africains dans le paysage professionnel français. A l’image d’un Abdelazziz Ben Tifour, qui participe avec les Bleus à la Coupe du monde 1954, remportée si injustement par une RFA en quête de réhabilitation sur la scène internationale face à la géniale Hongrie de Pusksas. L’histoire du foot algérien est prolongée jusqu’à l’équipe de 1982 (Rabah Madjer, Lakhdar Belloumi). Révélation du tournoi avec la France battue lors de la demie finale de Séville, L’Algérie est éliminée par l’accord tacite entre RFA et Autriche lors du « match de la honte » du 16 juin (0-0), qualifiant les deux nations européennes qui refusent le jeu. Le dossier revient aussi sur la sélection algérienne, emmenée par le Guingampais Hafid Tasfaout, qui affronte en 2001 les Champions du monde de 1998, lors d’un match qui ne va pas à son terme, signe de la guerre des mémoires ouverte depuis 1962 en France comme en Algérie.

Une utile chronologie de la sélection du FLN complète également des faits peu éclairés par l’histoire dessinée, signe d’un soin apporté à la complémentarité des supports, offrant différents parcours de lecture.

La biographie des 4 joueurs de Sétif, comme une bibliographie rappelant les travaux de référence d’historiens comme Alfred Wahl, Paul Dietschy ou Yvan Gastaut, témoignent aussi de la rigueur de ce projet. Et puis, quelle belle interview de Rachid Mekhloufi ! Si l’on connaissait le grand joueur, on découvre ici l’homme et ses engagements. Dans les années 1960, il connaît une seconde carrière sportive, jusqu’à son dernier match, le 12 mai 1968, où il inscrit un doublé en finale de la Coupe de France. Le saluant au moment de la remise du trophée, Charles de Gaulle a cette formule, savoureuse une décennie après l’aventure de l’équipe du FLN, « La France, c’est vous !». Les auteurs, à juste titre, ont préféré une autre illustration, celle de la splendide couverture en double page du Miroir du football (qui paradoxalement traite très peu dans ses articles de la guerre d’Algérie), pour ce joueur qui vient de remporter aussi le championnat pour la 3e fois. Par la suite, Rachid Mekhloufi connaît des succès en tant qu’entraîneur des Fennecs. Notamment cette victoire 2-1 en finale des Jeux méditerranéens en 1975, dans un stade du 5 juillet plein à craquer (100 000 spectateurs), avec une ossature qui préfigure la génération 1982.

L'équipe d'Algérie de 1982 dans le fameux album Panini de la Coupe du Monde (détail). Collection particulière.

Au final, Un maillot pour l’Algérie, fruit de plusieurs années de travail des auteurs, atteint son but. Faire réfléchir en retraçant l’histoire oubliée des dribbleurs de l’indépendance. Le livre démontre aussi la pertinence de ce créneau de l’histoire dessinée, en espérant qu’à l’avenir une collection Histoire du sport puisse s’imposer chez certains éditeurs.

François PRIGENT

REY, Javi, GALIC, Bertrand et KRIS, Un maillot pour l’Algérie, Paris, Aire libre, 2016.

 

 

 

 

 

 

 

1 REY, Javi, GALIC, Bertrand et KRIS, Un maillot pour l’Algérie, Paris, Aire libre, 2016.

2 Sur ce joueur, cf. http://www.stade-rennais-online.com/Mahi.html.