Impossible répétition de l’histoire : l’appréhension de la situation touristique en 1939 et 1940 par rapport à l’expérience de la Première Guerre mondiale dans les stations balnéaires françaises de la Manche et de l’Atlantique

 

Les acteurs retiennent-ils les leçons de l’Histoire? Plus exactement, les professionnels du tourisme abordent-ils la saison de l’été 1939, et plus encore celle de l’été 1940, avec le souvenir de ce qui se produit 25 ans plus tôt, pendant la Première Guerre mondiale à partir de 1915? En d’autres termes, en quoi l’activité touristique s’accommode-t-elle du risque de conflit?

Johan VINCENT

 

La répétition de l’histoire est une idée plus ou moins diffuse au sein des sociétés occidentales, ne serait-ce que dans l’enseignement où l’imitation des Anciens a longtemps été présentée comme l’exemple à suivre pour la jeunesse1. En d’autres termes, connaître son passé permettrait d’anticiper son avenir. Ainsi, lorsque la guerre menace l’Europe en 1939 – et plus encore lorsqu’elle éclate –, les professionnels du tourisme des stations balnéaires de la Manche et de l’Atlantique n’ont aucune raison de s’inquiéter : durant la Première Guerre mondiale l’économie touristique s’était en effet remarquablement adaptée, offrant même, parfois, des opportunités insoupçonnées2. Le souvenir d’un événement traumatique (dans le cas présent, la guerre, à une vingtaine d’années d’intervalle) suffit-il à modifier le comportement de la population en matière d’attentes, de motivations, de perspectives touristiques ?

Carte postale. Collection particulière.

Étudier ce genre de comportements soulève toutefois de nombreux problèmes d’ordre méthodologique. Dans notre cas, les mentions relatives au tourisme durant la Seconde Guerre mondiale sont disponibles dans des sources historiques éparses, issues des collections diplomatiques, départementales – essentiellement séries M et W –, municipales et paroissiales, dont le classement révèle des points d’intérêt très différents selon les régions. De la même manière, en matière de bibliographie, l’histoire du tourisme durant les périodes de guerre est longtemps restée mal connue. La période de la Seconde Guerre mondiale ne déroge pas à cette faiblesse historiographique : les travaux scientifiques se limitent encore au tourisme de mémoire, souvent circonscrits aux plages du débarquement de la côte normande ou aux villages martyrs – la concurrence des tourismes n’a pas permis l’épanouissement du tourisme de mémoire en Provence, face au boom balnéaire de la Côte d’Azur de l’après-guerre3. Les rares travaux qui se sont intéressés à la question durant le conflit l’ont abordée par l’angle local : J.-L. Panicacci à propos de la Côte-d’Azur, Y.-M. Evanno sur le Morbihan, ou encore B. M. Gordon au sujet du tourisme allemand à Paris entre 1940 et 19444. Dès lors, cet article souhaite s’inscrire dans cette démarche historiographique. À partir de l’exemple des stations balnéaires françaises de l’Atlantique et de la Manche, nous verrons comment les professionnels du tourisme parviennent, malgré le contexte anxiogène de la menace d’un conflit imminent, puis de la guerre elle-même, à préparer les saisons touristiques de 1939 et de 1940, en espérant qu’elles soient à la hauteur de celles qu’ils avaient connues durant la Première Guerre mondiale, à partir de 1915.

 

Une disparition de la clientèle moins problématique en 1939 qu’en 1914

En 1914, au moment de la déclaration de guerre, la plupart des estivants avaient quitté début août leurs lieux de villégiature pour retrouver leurs maisons ou, dans le cas des mobilisés, leurs garnisons, laissant au désarroi les populations littorales et les saisonniers. En 1939, la saison est bien moins pénalisée. La déclaration de guerre n’a lieu qu’en septembre et la fuite des vacanciers est nettement moins brutale, certainement influencée par le souvenir du précédent conflit. Ce que nous connaissons comme les derniers mois de paix en 1939 est néanmoins vécu à l’aune des mois passés, dans un contexte international pesant5.

Une saison 1939 qui se déroule correctement…

En dépit des menaces qui planent sur l’Europe au cours de l’hiver 1938, la préparation de la saison balnéaire se déroule – presque – normalement. La Chambre syndicale des chaudronniers-fondeurs de Seine-Maritime informe ainsi le préfet, dès le printemps 1939, que la majorité des effectifs prendront leurs congés payés entre la 4e semaine de juillet et la 3e semaine d’août (plus de 93 % d’employés en congés car les établissements les plus importants ferment totalement)6. De son côté, le gouvernement s’inquiète de la réception des bénéficiaires des congés payés peu fortunés. La cohue du mois d’août 1938, comme celle qu’avaient connue les gares de Saint-Brieuc et de Guingamp, est redoutée. Le gouvernement se renseigne donc sur les dispositions des professionnels du tourisme (hôteliers, loueurs, propriétaires de terrain de camping, restaurateurs…) pour permettre leur venue à prix modéré : un maximum de 35 francs par jour en pension complète. Cette intrusion de l’État dans les affaires touristiques crispe un certain nombre de professionnels du tourisme. Dans les principales stations balnéaires, ces derniers tentent même d’orienter les « congés payés » vers l’avant et l’arrière-saison, afin de privilégier leurs habitués et éviter la saturation des sites : le syndicat d’initiatives de Saint-Briac rappelle que les bénéficiaires des congés payés sont exonérés de la moitié du montant de la taxe de séjour pendant les mois de juin et de septembre7.

Dinard. Carte postale. Collection particulière.

Généralement, la préparation d’un séjour sur le bord de mer est désormais anticipée dans les stations balnéaires habituées à recevoir des touristes. C’est par exemple le cas en Ille-et-Vilaine. Dans son enquête relative aux séjours à bon marché, l’inspecteur de police de Dinard souligne en mars 1939 que les locations disponibles de meublés sont rares dans la commune, « ceux-ci ayant été en partie retenus depuis la saison dernière »8. L’hôtel Les Sports, à Saint-Lunaire, explique de son côté que la clientèle habituelle pendant les mois de juillet, d’août et la première quinzaine de septembre ne permet pas de loger d’autres touristes9. Par contre, à Saint-Benoît-des-Andes, situé en bordure de la baie du Mont Saint-Michel et bien moins fréquenté par les touristes, les locations meublées sont nombreuses, avec des prix plus abordables, variant de 400 à 500 francs pour une famille de quatre personnes durant les mois d’été – hors saison, il n’est pas consenti de locations10. En Vendée, au moins 23 colonies de vacances déclarent venir pour l’été, prévoyant de repartir, quand les dates de départ sont annoncées, entre le 3 et le 23 septembre11.

Dans ces conditions, une grande partie des stations reçoivent sereinement des touristes dès le printemps. Dans l’arrondissement de Saint-Malo, les statistiques sont d’ailleurs plutôt bonnes puisqu’un peu moins de 6 500 personnes – dont un tiers d’étrangers – y ont séjourné au cours de l’avant-saison. De son côté, le sous-préfet de Fougères déclare un nombre de 1 000 personnes (dont 15 % d’étrangers)12. La préparation de la saison estivale est donc particulièrement prise au sérieux. Les guides-interprètes touristiques, dont le statut vient d’être fixé par un décret du 25 mars 1939, sollicitent auprès des préfets l’autorisation d’accompagner les touristes. Certaines demandes arrivent tardivement dans la saison, comme René Joubert qui la fait le 24 août 1939 pour la ville de Bordeaux et ses environs13.

Il serait faux, toutefois, d’affirmer que le contexte international est totalement oublié. Le syndicat patronal de l’industrie textile de Seine-Maritime rappelle, en mai 1939, qu’il « convient, à l’heure actuelle, de ne pas perdre de vue la gravité de la situation internationale qui, d’un moment à l’autre, peut provoquer une réquisition immédiate des établissements et du personnel » 14. Il invite à respecter les instructions du ministère du Travail pour que les usines travaillant pour la Défense nationale ne ferment pas, en adoptant une politique de congés payés par roulement, du 15 juillet au 30 septembre. Mais, comme en 1914, l’été se déroule normalement jusqu’à la mobilisation.

avant d’être finalement amputée

La mobilisation générale, le 2 septembre, puis la déclaration de guerre, le lendemain, perturbent tout le fonctionnement de l’économie. Pour le curé de Saint-Jean-de-Monts,

« la saison, brusquée par les évènements, n’a pas donné ce qu’elle promettait. Septembre nous offre pourtant une température idéale. Mais la guerre ! Beaucoup nous ont quittés et il ne nous reste que les colonies parisiennes et quelques familles qui trouveront chez nous un abri agréable et sûr. On nous annonce, dans un avenir prochain, plus de 2 000 réfugiés des Ardennes. »15

Se souvenant des désordres induits par le déplacement des réfugiés 25 ans plus tôt, les autorités prennent des dispositions dès l’annonce surprise de la signature du pacte de non-agression entre l’Allemagne et l’URSS. Le 25 août, le gouvernement décide, par une circulaire du ministre de la Santé publique, de maintenir les enfants de la région parisienne et des centres urbains menacés dans les colonies où ils séjournent – à condition évidemment que les colonies ne se situent pas elles-mêmes dans des lieux menacés. L’initiative n’est pas sans rappeler l’évacuation des enfants des villes à la campagne, si mal reconnue dans les mémoires françaises16. Quant aux familles qui le peuvent, elles sont invitées à rester également sur leur lieu de villégiature.

Carte postale. Collection particulière.

Face au surcoût engendré, les collectivités et les œuvres (de nombreuses colonies sont confessionnelles) se mobilisent pour leur venir en aide. De son côté, le ministère de la Santé publique prend en charge à titre exceptionnel un coût à la journée, au maximum de 10 francs pour le placement collectif et de 8 francs pour le placement familial. Cette situation est prévue jusqu’au 15 septembre17 mais une colonie comme celle de Saint-Eustache maintient les enfants à Saint-Jean-de-Monts du 3 septembre (date prévue de la fermeture) jusqu’à la fin du mois ; et le patronage laïc de Bois-Colombes durant tout le mois d’octobre à La Tranche-sur-Mer, après un bref séjour aux Sables d’Olonne. Au total, en Vendée, ce sont environ 2500 enfants qui prolongent leur séjour à l’économie. En janvier 1940, dix colonies reçoivent 366 000 francs suite au prolongement du séjour en Vendée mais tous les dossiers ne sont pas encore traités. En avril 1940, la directrice de la colonie Saint-Eustache attend toujours le remboursement promis, qui intervient, avec deux autres colonies vendéennes, uniquement en septembre18.

Les conséquences économiques du départ des touristes, suite à la mobilisation, sont encore mal connues et potentiellement de mauvaise foi. L’enquête coordonnée par André Meynier sur la Bretagne, effectuée à la sortie de la guerre, nous est particulièrement précieuse19. Ce dernier rappelle que quelques réfugiés arrivent dans les stations balnéaires dès septembre 1939, en conformité avec les préconisations du gouvernement. En effet, se servant de l’expérience pénible accumulée lors de la Première Guerre mondiale, l’administration a, dans les années 1930, élaboré un plan d’évacuation des populations civiles de l’Est de la France afin de ne pas reproduire les désordres connus en 1914. Certains réfugiés font néanmoins le voyage en-dehors de ce cadre. Ainsi, lorsqu’ils réservent leurs villas pour les vacances de 1939, des baigneurs indiquent qu’ils souhaitent poser une option de prolongation pour l’hiver. Une agence de location de Mézières s’installe même à Sables-d’Or-les-Pins pour répondre à ce marché. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant de voir l’activité balnéaire se prolonger au cœur de l’automne, offrant par la même occasion de nouvelles sources de revenus aux professionnels. Cela n’empêche pourtant pas certains commerçants de se plaindre. À Saint-Briac, l’hôtelier de l’établissement des Panorama et du Golf estime ainsi que la saison 1939 a été réduite de sa partie la plus productive : il évalue son bénéfice attendu à 200 000 francs, soit un chiffre proche des bénéfices de 1938, alors qu’il n’a déclaré en 1939 qu’un peu plus de 71 000 francs20. Nous manquons néanmoins d’éléments pour en tirer des généralités au-delà du cas breton.

Carte postale. Collection particulière.

Au cours de l’automne, la « drôle de guerre » amène certains réfugiés à revenir chez eux plutôt que de supporter le confort sommaire de la sécurité (notamment l’absence d’eau courante). De septembre à février, le nombre de réfugiés diminue de 60 % au Pouliguen et de 20 % à la Baule-Escoublac. Quelques touristes téméraires se renseignent sur les possibilités de voyager. En octobre, le légat français, à La Haye, est ainsi confronté à des demandes de touristes hollandais désirant se rendre en France durant l’hiver 1939-1940 plutôt qu’en Suisse ou en Italie. Il souhaite connaître les dispositions prévues par le ministère des Affaires Étrangères, sachant que seules les demandes de visa pour de longs séjours ou pour des raisons médicales ont reçues jusqu’alors l’approbation de l’autorité militaire. Il est particulièrement sensible à l’apport de florins par ces visiteurs, même si ces voyages lui apparaissent « inutiles ». Il observe, en conclusion, que « si le tourisme hollandais devait être accueilli dans des limites nettement tracées, il y aurait lieu notamment de désigner les stations de sports d’hiver ou climatiques dont l’accès serait autorisé aux étrangers »21. La réponse ne nous est pas connue.

 

Une préparation de la saison 1940 à l’image des années de la Grande Guerre

L’expérience de la précédente guerre se révèle d’autant plus utile en 1940. Convaincus que les affrontements terrestres se cantonneront une nouvelle fois à l’Est et au Nord de la France, les professionnels préparent sereinement une saison balnéaire qui, finalement, ne voit pas le jour.

Une saison comme en 1915 ?

La guerre, bien que silencieuse lors de l’hiver 1940, n’en demeure pas moins réelle. En apparence, elle n’affecte pourtant pas la préparation de la saison. Beaucoup de professionnels présagent en effet que, comme en 1915, le littoral situé loin du front militaire va connaître une belle affluence estivale. Ainsi, les préfectures précisent, comme de coutume, les périodes durant lesquelles les congés payés ne pourront pas être demandés – ouvrant ainsi la période où la demande de congés payés est autorisée. Dès novembre 1939, le préfet du Morbihan demande l’avis de l’Union des syndicats agricoles de la Bretagne méridionale au sujet des périodes où l’exigence des congés payés n’est pas possible. De son côté, la chambre syndicale demande le maintien, en 1940, de la réglementation prévue en octobre 193822. Pour les travailleurs agricoles dans le Morbihan, les absences seront interdites du 15 mai au 15 octobre, et pour les ouvriers des exploitations forestières du 1er novembre au 1er avril. Ces dispositions sont actées par arrêté du 15 janvier 194023. De la même manière, le préfet prend un arrêté, le 28 mars, afin de fixer les indemnités vis-à-vis de leurs avantages en nature (nourriture, logement, pourboires…) prévues pour les domestiques, chauffeurs, coiffeurs, garçons ou filles de café, prenant des congés payés24.

La présence des réfugiés dynamise une nouvelle fois les économies locales. La société du gaz de Pornichet note par exemple un regain d’activité grâce à leur présence. Les ventes de gaz, qui avaient déjà généré d’importants bénéfices en 1939, poursuivent leur augmentation en 194025. Mais, comme durant la Première Guerre mondiale, la présence des « évacués » perturbe le marché des locations, ce qui agace au plus haut point les professionnels. Ces derniers, estimant perdre de potentiels bénéfices, s’en plaignent régulièrement, quitte à ce que leurs propos soient perçus comme antipatriotiques. Le maire des Sables d’Olonne est amer à ce sujet :

« Le fonctionnement des stations éloignées du théâtre des opérations pendant la saison 1940, me paraît très compromis dans l’obligation de loger le maximum possible d’évacués ou de réserver le maximum de places quand ceux-ci ne sont pas encore arrivés, comme c’est le cas aux Sables d’Olonne. Les stations, surtout les stations balnéaires, sont trop communément considérées comme des lieux de plaisir, dont on peut se passer en temps de guerre […]. Si l’on risque une observation à ce sujet, on est aussitôt considéré comme manquant d’humanité ou de patriotisme et comme favorisant un mercantilisme condamnable. Et cependant, il n’est pas douteux, d’une part, que nombreuses sont les personnes qui viennent réellement dans les stations pour raisons de santé, et d’autre part que le tourisme, le thermalisme ou le climatisme font vivre toute une population. » 26

Carte postale. Collection particulière.

Au printemps de 1940, à La Baule-Escoublac, les propriétaires s’efforcent de se mettre à l’abri des réquisitions. Les rumeurs de dégradations par des réfugiés peu précautionneux – par exemple, un escalier de la villa Retraite Fleurie aurait été utilisé comme bois de chauffage au Pouliguen – se diffusent rapidement dans les stations balnéaires. Ils expriment également la crainte d’incidents entre la grande aisance de la clientèle habituelle et la condition modeste des réfugiés au cours de la saison à venir27. Les autorités morbihannaises réclament l’assurance que la saison 1940 ne sera pas perturbée par les réquisitions jusqu’à la fin du mois de septembre :

« Durant les dernières années de la guerre précédente, un mouvement touristique assez important s’était manifesté dans [la] région. On peut logiquement penser que de nombreuses personnes seront désireuses de quitter les villes et profiter du bienfait des stations organisées pour les recevoir. »28

Le commissariat général au Tourisme, en janvier 1940, rappelle aux préfets qu’ils ont la charge de lister les guides-interprètes du tourisme (reconnus généralement après un examen) et de définir les dispositions réglementaires liées à l’exercice de cette profession29. Le 2 mars 1940, le conseil municipal de Pornic autorise, de son côté, les jeux au casino du Môle pour la saison à venir30.

Ou la fin des congés payés ?

Si la guerre inquiète peu, les professionnels craignent en revanche que le conflit ne vienne supprimer le droit aux congés payés. Il faut dire que, depuis sa promulgation en 1936, la loi votée par le Front populaire a donné lieu à de multiples critiques. Le maire de Locminé avait ainsi vertement répondu au préfet du Morbihan, quand celui-ci s’était renseigné sur la présence de congés payés, qu’il ne voulait pas se prêter à « favoriser ce qui, pendant deux années de démagogie et de paresse, a failli mener la France à la ruine et à la guerre »31. Le président du Conseil lui-même, Paul Reynaud, fustige en décembre 1939 ceux qui préfèrent privilégier les dépenses futiles au lieu de souscrire à des bons d’armement32.

Paul Reynaud. Collection particulière.

La crainte est confortée par l’arrêté pris le 24 août 1939 par le ministre du Travail qui procède à la réquisition collective du personnel des usines travaillant avec l’État (en particulier les départements de la Guerre, de la Marine et de l’Air). L’application de la loi sur les congés payés est, dans ces conditions, interrompue. Les établissements Gailliard et Cie, de Barentin, doivent rappeler leur personnel au cours de ses vacances, et la semaine de congés payés qui restait ne peut être attribuée à nouveau, l’usine restant réquisitionnée33.

Certaines mobilisations anticipent les besoins pour répondre à l’effort de guerre, ce qui ne manque pas d’irriter les ouvriers lorsque le contexte annihile toute leur activité économique. En octobre 1939, le syndicat général des ouvriers du port de Rouen est confronté à de nombreuses questions relatives aux congés payés. Le directeur du port n’est d’ailleurs pas contre l’envoi en congé des dockers, la période de chômage presque totale s’éternisant depuis plusieurs semaines34. La décision finale n’est pas connue mais elle n’est probablement pas positive.

Dans les autres cas, les dispositions de la loi, associées à plusieurs décrets pris dans les années suivantes, ne sont pas modifiées par le contexte de guerre. Certaines entreprises paraissent profiter de la situation pour refuser de payer les congés annuels. L’administration est alors promptement prévenue de ces abus35. Une domestique, qui envisage de demander en mai 1940 son congé en deux fractions (une semaine tous les six mois) pour éviter à ses patrons une trop longue interruption de service, est invitée à en référer à l’inspecteur du Travail si elle rencontre des difficultés à faire reconnaître ses droits36.

En dépit de ces difficultés, les touristes sont pourtant bien présents sur les plages en avant-saison. Des baigneurs se prélassent ainsi dans l’océan à la mi-juin, tandis que les troupes allemandes progressent37. Mais la menace de la défaite donne à ces derniers jours du printemps 1940 une atmosphère ambivalente, tandis que « la nature secourable, les jardinets embaumés de roses, les plages aux fortes senteurs marines emplissent l’être entier de leur griserie »38.

Les Moutiers-en-Retz, 1940. Années 1940. Collection particulière.

L’armistice du 22 juin 1940 et l’arrivée des Allemands sur les côtes, en juin dans la plupart des stations balnéaires de l’Atlantique et de la Manche (le secteur le plus tardivement occupé paraît être Bayonne et sa région, à partir du 27 juin), contrecarrent toutes les prévisions de saison balnéaire. Les troupes s’installent généralement dans les quartiers balnéaires, où les hôtels et les maisons vides sont encore disponibles. L’économie locale est totalement bouleversée. Aux Sables d’Olonne, le produit brut de la taxe de séjour est 71 fois moins important en 1940 qu’en 193939. Dans les premiers jours d’occupation, la presse informe, par un communiqué des préfectures, que les automobilistes sont invités à s’abstenir totalement des voyages touristiques ou d’intérêt privé40. Pourtant, durant leurs premiers mois de présence, les Allemands ne se montrent pas hostiles à l’activité touristique, au contraire. Dès 1940, des guides locaux sont publiés en allemand afin de permettre aux soldats de visiter le pays qu’ils occupent41. Fleurissent alors les « touristes en uniforme » 42 qui laissent augurer de bonnes choses pour la saison 1941. Même si la situation ne permet de revenir à la législation prévue en temps de paix, les caisses de compensation des congés payés continuent de fonctionner durant la guerre43.

Dans un contexte difficile, semble-t-il mieux organisé que lors du conflit précédent, les populations balnéaires cherchent à tirer profit de leur expérience afin de retrouver un point d’équilibre permettant le développement ou le recouvrement des activités traditionnelles des stations balnéaires. Mais est-ce si simple ? Ne peut-il pas s’agir tout autant d’un réflexe destiné à oublier l’épisode traumatisant, et alors « de faire comme si » ? Bien que réelles, les références historiques à la situation connue une vingtaine d’années auparavant ne sont pas si nombreuses. Le réflexe d’Henri Verdon, verbalisé postérieurement aux années de guerre, reste révélateur : « il me semblait qu’au pays des vacances heureuses, la guerre et l’occupation n’avaient pu atteindre. Je savais que le vainqueur provisoire y construisait le mur de l’Atlantique, mais dans mes rêveries, je le rejetais déjà au-delà du Rhin pour que nous puissions revenir pêcher tranquillement pignons et boucaux »44. À l’instar des travaux du philosophe Paul Ricœur, ces expériences amènent finalement l’historien à la modestie face au champ des possibles ouvert devant nous : pour reprendre une maxime attribuée à Confucius, « l’expérience est une lanterne que l’on porte sur le dos et qui n’éclaire jamais que le chemin parcouru ».

Johan VINCENT
Chercheur associé au TEMOS (FRE CNRS 2015)

 

 

 

 

 

 

 

1 LE NINAN, Claire, « Christine de Pizan et la répétition de l’histoire », Cahiers de recherches médiévales, n°15, 2008 ; STIERLE, Karlheinz, « L’Histoire comme Exemple, l’Exemple comme Histoire : Contribution à la pragmatique et à la poétique des textes narratifs », Poétique n° 10, 1972, p. 183.

2 EVANNO, Yves-Marie, et VINCENT, Johan (dir.), Tourisme et Grande Guerre. Voyage(s) sur un front historique méconnu, Plœmeur, Éditions Codex, 2019.

3 Sur ces questions, on peut lire BUTLER, Richard et SUNTIKUL, Wantanee (éd.), Tourism and War, Milton Park, Abingdon, Oxon, Routledge, 2013. ; KOLBE, Wiebke, « Reisen zu den Schlachtfeldern des ZweitenWeltkriegs », in Forschungsstelle für Zeitgeschichte in Hamburg (Hrsg.), Hamburg, FZH, 2009, p. 44-54 ; MESPLIER-PINET, Josette, « Culture et patrimoine aujourd’hui, peuvent-ils contribuer au développement touristique ?  », in Patrimoine et Tourisme, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2009, p. 11-24 ; MEYER, Henning, L'évolution de la culture de mémoire française par rapport à la Seconde Guerre mondiale : l'exemple de troislieux de mémoire, Bordeaux, Caen et Oradour-sur-Glane, Nice, Editions Bénévent, 2007. ; RYAN, Chris, (éd.), Battlefield Tourism : History, Place and Interpretation, Amsterdam, Elsevier, 2007.

4 PANICACCI, Jean-Louis, « Le Tourisme dans les Alpes-Maritimes », in BELTRAN, Alain, FRANCK, Robert et ROUSSO, Henri (dir.), La vie des entreprises sous l’Occupation, Paris, Belin, 1994, p. 187-207 ; EVANNO, Yves-Marie, « La belle saison à l’épreuve de la guerre : réflexions sur les pratiques touristiques à l’échelle du Morbihan (1939-1945), En Envor. revue d’histoire contemporaine en Bretagne n°3, automne 2013 ; GORDON, Bertram M., « Warfare and tourism Paris in World War II », Annals of Tourism Research, t. 25-3, 1998, p. 616-638 ; du même auteur, « Le tourisme et l’imaginaire érotique à Paris durant la guerre : Français et Allemands durant l’Occupation », 1940-1944, Via Tourism Review, 11-12, 2017, en ligne.

5 Les fascistes italiens, peu appréciés de la population du Sud-Est, préfèrent ainsi faire profil bas à partir du printemps 1939 (SCHOR, Ralph, « Le fascisme italien dans les Alpes-Maritimes (1922-1939) », Cahiers de la Méditerranée n°42, 1991, p. 152-154). Sur le contexte général sur fond de tensions internationales, voir par exemple EVANNO, Yves-Marie, « Du cliquetis des pédales au bruit des bottes : un été cycliste perturbé en Bretagne (juillet-septembre 1939) », En Envor. revue d’histoire contemporaine en Bretagne n°2, été 2013, en ligne.

6 Arch. dép. Seine-Maritime : 10 M 101, lettre de la Chambre syndicale des chaudronniers fondeurs au préfet de la Seine-Inférieure, 24 avril 1939.

7 Arch. dép. I&V : , 8 M 104, lettre du maire de Saint-Briac au sous-préfet de Saint-Malo, 23 mars 1939. Sur ce sujet, voir notamment VINCENT, Johan, L’intrusion balnéaire. Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 129.

8 Arch. dép. I&V : 8 M 104, rapport de l’inspecteur de police de Dinard au commissaire de police, 18 mars 1939.

9 Arch. dép. I&V : 8 M 104, lettre de M. Annette (Hôtel Les Sports) au maire de Saint-Lunaire, 18 mars 1939.

10 Arch. dép. I&V : 8 M 104, lettre du maire de Saint-Benoît-des-Andes au sous-préfet, 20 mars 1939.

11 Arch. dép. Vendée : 3 X 2069-1, Tableau récapitulatif sur les colonies de Vendée, réalisé par la préfecture au printemps 1939. Ces déclarations sont réalisées en conformité avec le décret du Ministère de la Santé publique du 18 mai 1937, qui rend obligatoire la déclaration préalable pour l’ouverture d’un établissement (TOULIER, Bernard, « Les colonies de vacances en France, quelle architecture ? », In Situ, Revue des patrimoines n°9, 2008. Quelques correspondances paraissent être parvenues tardivement à la préfecture.

12 Arch. dép. I&V : 8 M 104, lettre du sous-préfet de Saint-Malo au préfet d’Ille-et-Vilaine, 24 avril 1939 ; Réponse du sous-préfet de Fougères sur l’enquête diligentée par le commissariat général au Tourisme, avril 1939.

13 Arch. dép. Gironde :8 M 320, lettre de René Joubert au préfet de Gironde, 24 août 1939.

14 Arch. dép. Seine-Maritime : 10 M 101, circulaire du syndicat patronal de l’industrie textile de Seine-Inférieure, 12 mai 1939.

15 Bulletin paroissial de Saint-Jean-de-Monts, de septembre-octobre 1939. Les habitants de neuf départements frontaliers évacuent dans le Centre-Ouest et le Sud-Ouest dès septembre (NIVET, Philippe, « Les réfugiés de guerre dans la société française (1914-1946) », Histoire, économie et société, 2004-2, p. 254-255). Au printemps 1940, l’évacuation prend la forme d’un véritable exode (entre 6 et 8 millions de personnes).

16 LEE DOWNS, Laura, « Les évacuations d’enfants en France et en Grande-Bretagne (1939-1940) », Annales, histoire, sciences sociales, 2011/2, p. 413-448.

17 Arch. dép. Vendée : 3 X 2072, circulaire préfectorale aux directeurs des colonies de vacances, 4 septembre 1939.

18 Arch. dép. Vendée : 3 X 2072, lettre du vice-président du patronage laïque de Bois-Colombes à l’inspecteur départemental d’hygiène de la Vendée, 10 décembre 1939 ; Lettre du ministre de la Santé publique au préfet de la Vendée, 18 janvier 1940 ; Lettre de la directrice de la colonie Saint-Eustache au préfet de la Vendée, 26 avril 1940 ; Lettre du ministre secrétaire d’État à l’Intérieur au préfet de la Vendée, 21 septembre 1940.

19 Les exemples évoqués dans ce paragraphe sont quasiment tous issus de MEYNIER, André, « Les déplacements de la population vers la Bretagne en 1939-1940 (travaux du Laboratoire de géographie n°14 », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 54-1, 1947, p. 83-116. L’article se poursuit avec MEYNIER, André, « Les déplacements de la population vers la Bretagne en 1939-1940 », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 55-1, 1948, p. 129-155. L’administration française avait beaucoup peiné à trouver auprès des populations locales des logements disponibles pour les réfugiés durant la Première Guerre mondiale.

20 Arch. dép. I&V : 268 W 3, lettre de l’Hôtel des Panoramas et du Golf au préfet d’Ille-et-Vilaine, 13 septembre 1940. Nous avons également le montant de ses bénéfices pour 1939 : environ 115 000 francs.

21 Archives diplomatiques, centre de La Courneuve, 27 CPCOM 257, télégramme du légat de La Haye M. Vitrolles, 30 octobre 1939.

2 Arch. dép. Morbihan : 54 W 21, lettre de l’Union des syndicats agricoles de la Bretagne méridionale au préfet du Morbihan, 8 novembre 1939.

23 Arch. dép. Morbihan : 54 W 21, arrêté préfectoral du Morbihan du 15 janvier 1940. Le même type d’arrêté (avec des dates d’interdiction différentes) est pris le 22 novembre 1941.

24 Arch. dép. Morbihan : 54 W 21, arrêté préfectoral du Morbihan du 28 mars 1940.

25 Archives EDF-GDF : boîte 726122, assemblée générale ordinaire de la Société du gaz de Pornichet, 28 décembre 1940.

26 Arch. mun. Sables-d’Olonne : F VII31bis, lettre du maire des Sables-d’Olonne à M. Leger, président de l’Association nationale des maires et délégués des Chambres d’industrie, 2 novembre 1939.

27 MEYNIER, André, « Les déplacements de la population vers la Bretagne en 1939-1940 (travaux du Laboratoire de géographie n°14 », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 54-1, 1947, p. 114.

28 Arch. dép. Morbihan : 8 M 132, mesure à envisager pour permettre l’ouverture et la marche de la saison touristique en 1940.

29 Arch. dép. Gironde : 8 M 320, circulaire du commissariat général au Tourisme pour les préfets, sur la réglementation de la profession de guide-interprète du tourisme, 20 janvier 1940.

30 Arch. mun. Pornic : délibération municipale du 2 mars 1940.

31 VINCENT, Johan, « Bretagne et congés payés : 1936, l’invention d’un nouveau marché touristique ? », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François, C’était 1936. Le Front populaire vu de Bretagne, Rennes, Goater, 2016, p. 250. La lettre du maire de Locminé au préfet date du 22 juillet 1939 (Archives départementales du Morbihan, T 1539).

32 Cité par EVANNO, Yves-Marie, « La belle saison à l’épreuve de la guerre… », art. cit.

33 Arch. dép. Seine-Maritime : 10 M 101, lettre de l’inspection divisionnaire du Travail de Rouen au préfet de la Seine-Inférieure, 7 novembre 1939.

34 Arch. dép. Seine-Maritime : 10 M 101, tract du syndicat général des ouvriers du port de Rouen avec réponse du conseil d’administration du port de Rouen, vers le 13 octobre 1939.

35 Arch. dép. Seine-Maritime : 10 M 101, lettre de [illisible] au préfet de la Seine-Inférieure, 20 septembre 1939.

36 Arch. dép. Seine-Maritime : 10 M 101, lettre de la directrice d’école Mlle Devillers au préfet de la Seine-Inférieure, 6 mai 1940, et la réponse de la préfecture du 10 mai 1940.

37 EVANNO, Yves-Marie, « La belle saison à l’épreuve de la guerre… », art. cit.

38 « Dimanche cherbourgeois », Cherbourg-Éclair, 17 juin 1940.

39 Arch. mun. Sables d’Olonne : délibération municipale du 16 juillet 1941.

40 « Automobilistes, plus de voyages touristiques ou d’intérêt privé », La Petite Gironde du 7 juillet 1940.

41 Voir, par exemple, BOULLING, Emil, Die Vendée ; eine Beschreibung für den deutschen Soldaten, La Roche-sur-Yon, Potier, 1940, p. 29. Cette production n’est pas propre aux Allemands. La même production existera pour les Alliés après les différents débarquements : par exemple, un See Rome in a Day, soldier’s guide, Rome, Canada Club, sans date, non paginé (26 p.).

42 Cité par GORDON, Bertram M., « Le tourisme et l’imaginaire érotique .... », art. cit.

43 Marc Pottier les utilise pour déterminer le nombre de création d’entreprises italiennes du bâtiment entre 1940 et 1944 en Normandie (« Entreprises et entrepreneurs italiens du bâtiment en Basse-Normandie des années 1920 à la fin de la Reconstruction », Annales de Normandie n°31, 2001, p. 222). Pour un exemple de congés payés dans les collectivités territoriales, voir par exemple Archives dép. Vendée : E DEPOT 128 7F3 Luçon, circulaire préfectorale sur les congés annuels dans les services des collectivités locales, 16 juillet 1941.

44 VERDON, Henri, Le pin est cuit. Un touriste à Saint-Jean-de-Monts, 1912-1980, Saint-Jean-de-Monts, APNS, 1981, p. 32.