Tourismes macédoniens sur le Front d’Orient

 

Le front d’Orient, et notamment la Macédoine, est indissociable de l’idée de tourisme. Même pendant le conflit, l’exotisme emporte les combattants dans un ailleurs que prolongent leurs petits-enfants, partis se recueillir sur ces champs de bataille devenus autant de lieux de mémoire. Mais, dans les Balkans comme ailleurs, le souvenir reconstruit et parfois même, dans le cas des Serbes, dans une étonnante relation extraterritoriale.

Par Gwendal PIEGAIS

 

 

« Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers.
Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, je lâcherai ce qui paraissait m’être indissolublement proche.
Je le trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler. »

Henri Michaux, « Peintures » (1939), L’espace du dedans, Paris, Gallimard, 1966, p. 249

 

Introduction - Le Front d’Orient, premier des seconds1

D’avril 1915 à septembre 1918, les Armées alliées d’Orient - une coalition de troupes françaises, britanniques, italiennes, serbes, russes et grecques - affrontent les armées bulgares, allemandes, autrichiennes et ottomanes dans les Balkans, en Macédoine2, sur le plus important et conséquent des fronts secondaires : le front d’Orient. Mobilisant énergies et efforts logistiques inédits sur un terrain montagneux, exposé au paludisme et à un climat rude, les armées alliées mènent une guerre qui a tout d’une expédition coloniale. Longtemps surnommés, suite au bon mot de Clemenceau, les « jardiniers de Salonique », les soldats français, et plus généralement d’Europe de l’Ouest ou de l’Empire britannique impliqués dans cette campagne, ont vite été qualifiés de « soldats oubliés »3. Pour des raisons à la fois mémorielles mais bien évidemment logistiques et matérielles, le front sur lequel ils se sont battus n’a pas fait l’objet de la même attractivité que les champs de bataille de Verdun ou de la Somme. Il n’a donc pas généré la même vague de tourisme mémoriel à laquelle on peut assister en amont et en aval du centenaire de la Grande Guerre.

Carte postale. Collection particulière.

Ce front balkanique et oublié du conflit - qui fut d’ailleurs nommé, dans ses premières heures, la « quatrième guerre balkanique »4 - n’en est pas moins arpenté par des amateurs, des touristes ou des descendants de combattants de la Première Guerre mondiale. L’ensemble de ce qu’on a appelé le front d’Orient, c’est-à-dire les théâtres d’interventions des armées alliées d’Orient en Macédoine5 n’en constitue donc pas moins un archipel de charges mémorielles et d’activités touristiques passées et présentes qui vaut la peine d’être questionné. Le propos de ce texte est donc d’examiner les variations d’intensité de ces différents pôles d’attractivité et de tâcher de les qualifier.

Prendre le tourisme - c’est à dire l’ensemble d’activités d’agrément, de loisir et de voyage constituant une sphère économique cohérente - comme voie d’entrée dans une meilleure compréhension du front d’Orient peut sembler surprenant. Pourtant, dès la Grande Guerre, le front de Macédoine a partie liée, dans l’esprit des contemporains avec le voyage, le dépaysement, le tourisme, le loisir et l’exotisme. Comme l’a bien montré Fabien Schaeffer, on voit les soldats en partance pour ce front comme des touristes, des dilettantes de la guerre. Simultanément, les soldats français de ce corps expéditionnaire vivent cette campagne comme une expérience de l’exotisme6.

Nous verrons donc tout d’abord que c’est la nature lointaine et inaccessible de ce front qui lui confère un statut particulier dans les mémoires familiales européennes. Par la suite, nous pourrons constater que malgré cette situation, un flux de visites et de voyages s’apparentant bien plutôt au pèlerinage, existe sur les anciens champs de bataille et lieux de mémoire du front de Macédoine. Nous verrons alors, avec le cas des visiteurs Serbes, ce que ces pratiques touristiques nous disent de ce front singulier.

 

Un front lointain et inaccessible

Dans les archives de la commune de Goulven, dans le département du Finistère, les registres des décès contiennent la transcription suivante :

« Le 13.10.1918 à huit heures du matin, étant à Salonique (Grèce) acte de décès de Jean Marie Bodennec, 2e classe, canonnier au 242e Régiment d’Artillerie de Campagne, 21e section, matricule 2192, Recrutement de Brest, classe 1913, né le 20 09 1893 à Goulven, canton de Lesneven, département du Finistère, domicilié en dernier lieu à Goulven. Mort pour la France à Salonique le 12.10.1918 à 20h des suites de broncho-pneumonie d’origine grippale (maladie contractée en service). Fils de Sébastien et de Porhel Marie-Jeane domiciliés à Goulven, canton de Lesneven, département du Finistère. Cette contravention est dressée par nous, Marcel Boulanger, officier d’administration de deuxième classe, gestionnaire de l’Hôpital Temporaire numéro 7, officier d’Etat civil, sur la déclaration de André Goyaud, âgé de 43 ans, caporal infirmier et de : Aristide Gatti, âgé de 37 ans, tous deux employés à l’Hôpital Temporaire numéro 7 qui, lecture faite, ont signé avec nous. Signé : Boulanger – Gatti – Goyaud. Transcrit par Morvan maire et officier d’état civil de Goulven le 12.02.1919. »7

Comme tous les hommes aptes à servir de sa génération, Jean-Marie Bodennec connaît les casernes de l’armée républicaine dès l’avant-guerre. Incorporé au 11e escadron du train le 26 novembre 1913, durant le conflit il sert successivement au 102e régiment d’artillerie lourde (RAL), puis aux 115e et 47e RAL, avant d’intégrer le 242e régiment d’artillerie (RA) le 1er avril 1917. C’est l’uniforme de cette unité qu’il porte, en tant que canonnier conducteur, jusqu’à son décès le 12 octobre 1918 à l’hôpital militaire provisoire numéro 7, à Salonique8.

Carte postale. Collection particulière.

Comme bon nombre de poilus français, Jean-Marie Bodennec combat au sein des 102e, 115e et 47e régiments d’artillerie sur des champs de bataille familiers de l’historien comme de l’amateur : Verdun, l’Aisne, puis une période de repos en Lorraine avant de reprendre du service en Champagne et de participer à la préparation de l’offensive du Chemin des Dames au printemps 1917. Alors cette dernière est sur le point de se déclencher, il est versé au 242e régiment d’artillerie le 1er avril 1917. Cette affectation ne le mène pas, comme les précédentes, sur un autre secteur du front ouest, mais bien sur un tout autre théâtre, le front de Macédoine, pour rejoindre les Armées alliés en Orient9.

En effet, depuis mars 1915, la France prend part à l’ouverture d’un front périphérique tourné contre l’Empire ottoman. Avec son Corps Expéditionnaire d’Orient elle constitue une force franco-britannique qui débarque à Gallipoli. Rattrapés par un des tournants stratégiques de l’année 1915 - à savoir, l’entrée en guerre de la Bulgarie aux côtés des Empires centraux le 5 octobre - les généraux alliés doivent renoncer à ce débarquement déjà mal engagé pour rediriger prestement leurs forces en soutien aux troupes serbes. Culbutées dès les premiers chocs par les forces bulgares, les armées serbes sont en déroute alors que les Français arrivent à Salonique en octobre 1915. Intervenant initialement pour secourir l’armée serbe, les armées françaises et britanniques prennent pied dans une Grèce neutre et entreprennent de relever l’armée serbe et de lancer plusieurs offensives contre la Bulgarie. Dans cet effort, ils sont rejoints par des troupes italiennes, russes puis grecques, par des travailleurs venus des colonies françaises et britanniques10.

Les efforts guerriers et logistiques des coalisés portent leurs fruits en septembre 1918, lorsque la ligne ennemie est percée lors de la bataille de Dobro Pole et que la Bulgarie est poussée à signer l’armistice de Salonique le 29 septembre. Celui-ci ne met néanmoins pas fin au périple des troupes alliées en Orient, et encore moins à celui des Français qui interviennent en Ukraine du Sud, en Roumanie ou encore en Hongrie tout au long de l’année 1919, dans cette plus Grande Guerre qui ne semble pouvoir trouver un terme, sur des théâtres plus lointains et incertains les uns que les autres11.

En 1917, soldats à Dobro Pole. Carte postale-photo. Collection particulière.

Mais sur la guerre de Jean-Marie Bodennec, qui s’est achevée en octobre 1918, quelques jours seulement après la signature de l’armistice bulgare, le soldat breton n’a lui-même laissé aucune archive personnelle, aucun carnet, qui nous permettrait de comprendre l’effet que produit ce périple sur le mobilisé goulvinois. Néanmoins, d’après la date de son affectation, il est fort probable que son périple soit similaire à celui du brigadier Elie Burnod, qui gagne Salonique au printemps 1917 et en rend compte dans un carnet12.

En 1917, les convois de troupes, de permissionnaires et d’évacués ne se font plus entre Toulon ou Marseille et la Grèce, mais via Tarente, dans le sud de l’Italie, permettant ainsi de réduire le temps de la traversée à environ 5 ou 6 jours. Mais ces voyages n’en sont pas moins de véritables défis logistiques, à bord de navires au fort tonnage comme le Duc d’Aumale ou le Théodore Mante. Après avoir gagné le sud de l’Italie, les soldats quittent le port des Pouilles « suivis par le navire italien Savoïa qui transporte aussi des troupes, trois torpilleurs français : La Carabine, La Foudre et Le Sous Lieut[enant] Hébert ; […] et une petite canonnière italienne qui est chargée de nous sortir des passes au milieu des champs de mines »13. C’est ainsi que les convois gagnent Corfou, puis Leucade, où ils peuvent croiser des navires hôpitaux qui eux reviennent de Macédoine, et font ensuite étape à Navarin (actuelle Pylos), puis Milos pour arriver enfin à Salonique. Tout au long de ce périple de l’Italie à la Grèce, c’est à un véritable ballet naval que participent, malgré elles, les troupes envoyées en Orient :

« Huit heures, nous arrivons à l’entrée de la passe, une canonnière française vient nous prendre pour nous conduire, nous mouillons à l’entrée du détroit dans une petite baie où nous trouvons déjà installés, un contre-torpilleur, 2 torpilleurs et un transport français. 25 minutes après nous entrent le Duc d’Aumale et le Ré Vittorio qui reviennent de Salonique escortés de deux torpilleurs. »14

Loin de la Marne, de la Somme ou du fort de Douaumont, l’expérience guerrière de Jean-Marie Bodennec prend principalement place sur les lignes de crête de Macédoine. À son débarquement à Salonique il découvre, comme tout soldat français ou britannique, une ville post-ottomane où vit une importante communauté juive. Ce port grec frappe par son exotisme radical. Pour le soldat goulvinois, la guerre est bien ici synonyme de voyage et de dépaysement, mais plus encore de déphasage tant le décalage est grand entre le pays d’origine et la contrée de destination : les soldats alliés découvrent une Macédoine multiple et hétérogène à tous les points de vue, tant au niveau linguistique, ethnique, confessionnel qu’au niveau des infrastructures présentes dans le pays, quand celles-ci existent. Le dépaysement subi ne peut aller qu’en s’intensifiant lorsqu’il découvre le terrain de ce théâtre situé aux confins balkaniques, dans des localités telles Monastir ou Leskovets, dont bien peu de bretons avaient entendu ne serait-ce que le nom avant que le conflit n’éclate. Jean-Marie Bodennec, dès son arrivée, sert au sein du 242e régiment et combat successivement dans les secteurs de Monastir, Ternova, Baba Planina, près du lac de Prespa, dans la région de Négovani, Leskovets ou encore Pogradec. En 1918, c’est une nouvelle fois autour des lacs de Prespa d’Ohrida qu’il combat, ainsi qu’à Gorgop, au nord de Monastir15.

A Monastir (Bitola), pendant la Première Guerre mondiale. Carte postale. Collection particulière.

Au-delà de ce chapelet de toponymes macédoniens qui peut faire figure de liste à la Prévert, que peut-on déduire ou extraire d’un tel parcours ? Jusqu’à son décès, des suites d’une maladie contractée en service, le 12 octobre 1918 à Salonique, Jean-Marie Bodennec connaît l’épreuve de la guerre de montagne où l’artillerie a un rôle déterminant. Les multiples localités mentionnées au début de son parcours, c’est à dire celles de Monastir, Ternova, le mont Baba (Baba Planina), sont situées dans une région au cœur des différentes offensives et contre-offensives françaises, serbes et bulgares. Ces combats ont pour lieu et enjeu la ville de Monastir, actuellement nommée Bitola et située en Macédoine du nord16.

En effet, après la prise de Florina en septembre 1916, les forces françaises, serbes et russes saisissent Monastir durant l’hiver, mais celle-ci se retrouve, pour plusieurs mois, sous le feu de l’artillerie bulgare qui tient encore les sommets surplombant la ville. Jusqu’au mois de septembre 1918, l’effort militaire français dans le secteur est focalisé sur le délogement des Bulgares qui n’ont de cesse de bombarder la vulnérable prise des armées alliées d’Orient. C’est dans cette guerre de batterie en altitude, à crête contre crête, que sert Jean-Marie Bodennec avec le 242e RA, sur les monts Bana et Pelister, sur des cimes dépassant souvent les 2 000 mètres. Le froid, l’altitude, la haute létalité des bombardements subis en milieu rocheux font de cette expérience limite de la guerre de montagne la consécration, pour le soldat goulvinois, de l’altérité absolue de ce théâtre et de la guerre qu’on y mène.

Aux difficultés logistiques propres à tout régiment d’une armée d’Orient, à la dotation sous-dimensionnée comparée à celle de ses homologues de l’artillerie en France, il faut ajouter une difficulté sanitaire caractéristique de ce théâtre. Par le fait du milieu lacustre, marécageux, facilitant la diffusion de la malaria, ou des éminences ventées ou enneigées, la campagne d’Orient est une guerre sanitaire et les recherches montrent qu’on y meurt plus du bacille que de la balle17. C’est d’ailleurs une maladie contractée durant la campagne qui a raison de Jean-Marie Bodennec, qui s’éteint quelques jours seulement après l’armistice bulgare. Mort pour la France hors de France, il est enterré au cimetière interallié de Zeitenlik, à Salonique. Cette distance - longtemps infranchissable pour bien des familles de soldats morts en Macédoine - alimentera le seul regret existentiel de sa sœur Marie-Françoise, celui de n’avoir jamais pu se recueillir sur sa tombe en Grèce18.

La Grande Guerre a massifié une mort sans dépouille à pleurer, sans deuil à reporter sur une tombe au cimetière de la paroisse. En Bretagne, le conflit généralise un deuil in absentia qui n’était jusqu’ici le lot que des seules populations vivant de la mer (pêcheurs, marins de la Royale ou de la marine marchande, etc.). Pour combler ce manque, bien des familles, de France mais aussi des autres pays belligérants, ont canalisé leur peine en se rendant sur les lieux où leurs pères, enfants, frères, amis et proches sont supposés être tombés. Mais alors que les champs de bataille de Verdun ou du Chemin des Dames ont fait l’objet, très tôt, de reboisements spécifiques, de balisages, de publications de guides permettant le retour aux lieux des combats et leur visite, il n’en va pas de même pour le port de Salonique ou la ligne de front de Macédoine. Les chemins de mémoire du Front d’Orient sont restés l’apanage de quelques anciens combattants de ce théâtre, et majoritairement des Serbes.

En Macédoine. Carte postale. Collection particulière.

Nombreux sont les veuves, sœurs - comme Marie-Françoise Bodennec - ou enfants, proches et parents des poilus tombés sur le front de Macédoine à n’avoir pas pu se recueillir sur les sépultures dressées dans les cimetières de Grèce. Malgré la distance et le temps, plusieurs voyages et pèlerinagess ont bien organisés, jusque dans les années 1960, pour venir rendre hommage aux soldats du front d’Orient et visiter la ligne de front. On peut penser notamment au pèlerinage d’anciens combattants de l’Armée d’Orient organisé en juin 1930 qui, partant de Marseille et faisant escale à Alger, fait voile vers les Dardanelles à bord du navire Doukkala. L’escale par l’Afrique du Nord, pour embarquer un contingent supplémentaire d’anciens combattants, révèle ici le caractère colonial de la sociologie du corps expéditionnaire envoyé aux Dardanelles puis en Macédoine et qui explique, pour une bonne part, la marginalisation de ce front dans le récit national19. Pour ce qui est du front de Macédoine, et pas seulement l’expédition de Gallipoli, l’Association des poilus d’Orient, se rend en Yougoslavie en 1938 pour les commémorations des 20 ans de la percée. La délégation va jusqu’à se rendre dans les montagnes, pour retrouver le champ de bataille de Dobro Pole20.

Mais aux inflexions mémorielles s’ajoutent des questions matérielles et géographiques qui expliquent tout autant pourquoi, comme de nombreux proches des poilus du front d’Orient, Marie-Françoise Bodennec n’a pu se rendre dans le cimetière militaire de Zeitenlik, à Salonique, où repose son frère. La logistique et le coût qu’impliquent un tel voyage en dissuaderaient plus d’un. Malgré la démocratisation des transports aériens et ferroviaires à la fin du XXe siècle, aujourd’hui encore, si d’aventure on souhaite se rendre sur la ligne de front, dans des lieux de combats comme Dobro Pole, Skra di Legen, situés au nord de Thessalonique, dans des régions montagneuses, ou aux alentours du lac Doïran, d’autres contraintes surgissent : sans véhicule adapté, sans guide ou fin connaisseur de la région, l’exploration de l’ancienne ligne de front reste une gageure. Sans infrastructure de transport ni balisage facilitant l’accès à ces lieux, le touriste est souvent contraint de se rabattre sur des sociétés privées qui offrent des tours guidés sur mesure mais qui ne sont pas à la portée de tous les budgets21.

Aux difficultés d’accès s’ajoutent quelques principes de préparation et de prudence : ainsi, pour qui voudrait retrouver, par exemple, les lieux où a combattu un proche ou tel bataillon, on ne saurait faire l’économie d’un croisement minutieux des sources cartographiques d’époque tant la toponymie des Balkans a été sujette au changement au cours des décennies. Bien des noms de lieux, mentionnés dans la documentation militaire française et même dans des travaux récents n’ont plus cours depuis l’entre-deux-guerres, quand ils n’ont pas été des toponymes mal compris ou retranscrits de manière erronée par les armées alliées stationnant dans la région. À ces préalables s’ajoute la prise en compte du facteur climatique qui ne conditionne pas moins la découverte du front qu’il n’influait déjà sur le bon déroulement des offensives. Ces contraintes qui se présentent au touriste, à l’amateur, comme au chercheur ambitionnant de retrouver le front d’Orient n’en rendent que plus palpable l’altérité de cette guerre lointaine.

 

Des lieux de mémoire à sacralité variable

Les lieux de mémoire du front d’Orient n’en sont pas moins fréquentés par de nombreux touristes, pèlerins ou visiteurs. Mais c’est en fonction des nationalités que l’attractivité varie. De la même manière que sur le front Ouest, où de nombreux lieux de mémoire sont l’apanage d’un ou deux anciens belligérants de la Grande Guerre - comme Verdun pour les Français ou la Somme pour les Britanniques - , plusieurs mémoires nationales trouvent un terreau fertile dans une même parcelle du front ou partagent une seule et unique nécropole. Ainsi, aux abords du lac de Doiran, à la frontière entre la Grèce et la Macédoine du nord, la mémoire des combats se noue autour des cimetières et monuments britanniques et grecs.

Carte postale. Collection particulière.

C’est sur les rives de cette étendue marécageuse que se fixe, à l’hiver 1915, la ligne de front qui oppose, jusqu’en 1918, les Britanniques et les Bulgares. À partir de la fin de l’année 1917, les troupes de sa majesté sont renforcées par des soldats de l’armée hellène, la Grèce étant entrée en guerre aux côtés de l’Entente depuis peu. Face à eux, sur les crêtes qui surplombent le lac, l’armée bulgare tient un des verrous défensifs clés de la ligne de front22. En dehors des affrontements qui surviennent dans ces zones, affrontements s’apparentant pour une bonne part à des coups de main, les Britanniques, puis les Grecs, tentent à l’occasion de deux offensives d’envergure de déloger les troupes bulgares, au printemps 1917 et en septembre 1918. Face à eux, la division bulgare Plehve ne cède pas un pouce de terrain et s’appuie sur un système d’artillerie rôdé. Les batteries brisent les avancées britanniques et hellènes avec méthode et rigueur, coordonnées depuis les observatoires que les soldats de sa Majesté surnomment éloquemment « the devil’s eye »23. À plus d’une reprise, lors des attaques britanniques, les Bulgares parviennent à isoler des colonnes ennemies entières qui progressent vers leurs lignes en les acculant dans des fosses, en les bloquant dans des cratères d’obus, et maintiennent l’ennemi sous un feu nourri24.

L’effort de guerre britannique ainsi narré peut sembler vain, si on ne le considère que sous l’angle des conséquences directes de telle ou telle offensive. Dès lors, si aucune des attaques du printemps 1917 et de septembre 1918 ne débouche sur une percée et sur une exploitation en profondeur d’une brèche, on pourrait aisément les qualifier d’infructueuses. Néanmoins, remises dans la perspective d’une stratégie de coalition, les offensives britanniques et grecques ont pour but principal de clouer la division Plehve sur place  au moment de l’attaque franco-serbe à Dobro Pole et ainsi empêcher l’armée bulgare de transférer des forces à l’ouest.

C’est cet effort de guerre coûteux en hommes, dans une région lacustre aux conditions de vie rudes et face à des Bulgares inexpugnables que glorifie le monument aux morts britannique de Doiran. Dévoilé en 1926, il se dresse près du village de Doirani et est composé de quatre piles où sont inscrits les noms de soldats tombés dans le secteur. Au centre de ces pierres se trouve un obélisque bardé de deux lions. Ceux-ci donnent une double tonalité au mémorial : l’un a le regard déterminé et défiant porté en direction des positions bulgares tandis que le second, arborant une expression de deuil, a la gueule tournée vers le cimetière militaire grec en contrebas du monument. Dans l’entre-deux-guerres, plusieurs pèlerinages et visites organisés par des sociétés britanniques, comme la Saint Barnabas Society, se rendent sur les anciens lieux des combats où le monument britannique est devenu le but et le cadre de ces voyages : au pied des deux lions qui font face au lac, le visiteur retrouve l’horizon des tommies de la Grande Guerre, l’indépassable ligne de crête bulgare qui n’est coiffée, elle, d’aucun monument ni mémorial25.

Le Doiran Memorial, à Doirani, en Grèce. Photo : CWGC. L’auteur tient tout particulièrement à remercier Hanna Smyth et Andrew Fetherston pour lui avoir transmis cette photographie. 

En dehors de ces pèlerinages, l’association britannique des anciens combattants du front de Salonique (Salonika Reunion Association), créée en 1924, investit également les domaines de la charité et de l’humanitaire en soutenant financièrement certaines écoles de la région et parraine même le village de Mavroplagia, à l’ouest du lac Doïran. Dans cette localité de l’ancien arrière-front britannique l’association collecte des fonds, finance l’installation de l’eau courante, la réfection de l’église et la construction d’une école26.

L’organisation de voyages se raréfie dans le sillage des années 60, le nombre de vétérans allant en se réduisant d’année en année. Par ailleurs, le tourisme mémoriel britannique et en provenance du Commonwealth se concentre bien plus sur des lieux de mémoire comme Gallipoli, de par sa place dans la construction identitaire australienne et néo-zélandaise27. Mais des descendants des membres de cette association continuent de se réunir chaque année pour rendre hommage aux anciens combattants du front de Salonique. La visite des champs de bataille du front d’Orient et des cimetières et monuments qui le jalonnent désormais connait un regain paradoxal à l’occasion de l’éclatement de la République fédérale de Yougoslavie. Dans le contexte du déploiement au Kosovo de la Force internationale pour le Kosovo (Kosovo Force, KFOR ou KFor) dès 1999, les soldats britanniques retrouvent le chemin de pèlerinage du lac Doiran et des cimetières de Macédoine. Sur le temps de permission, les régiments organisent des visites guidées et des Study tours de certains hauts lieux du front d’Orient, visites auxquelles sont également conviés les membres des différentes nations composants la KFor. Si les explorations du front dans l’entre-deux-guerres sont organisées et pratiquées par d’anciens combattants, des proches puis par des descendants, l’activité de visite par les régiments britanniques de la KFor procède plutôt d’une généalogie symbolique et régimentaire. En effet, parmi les régiments britanniques servant au Kosovo et prenant part à ces activités de redécouverte du front de Macédoine, on trouve en grande partie des soldats des Yorshire Regiment et des Royal Welch Fusiliers, deux anciens régiments de la British Salonika Force28.

Du côté britannique, on constate que l’intérêt porté à ce front lointain qu’est la Macédoine est resté largement mémoriel et n’a pas donné lieu à un développement touristique, au sens de voyages d’agrément et de loisir et du développement d’un secteur économique. Encore à l’heure actuelle, des agences privées de la région grecque de Macédoine proposent des visites guidées des champs de bataille, mais cette pratique n’est pas ancrée dans l’identité touristique de la région au même titre que le tourisme qui prend place sur les plages et le littoral grec. Malgré un statut de niche, la plupart des agences interrogées sur leurs pratiques de visite des champs de bataille affirment que la majorité de leur clientèle est anglophone et vient donc généralement de Grande-Bretagne ou des pays du Commonwealth29.

L’exploration d’autres lieux de mémoire de la Grande Guerre en Macédoine permet de rendre compte de la nature de l’intérêt et de l’attractivité de ce front depuis la fin du conflit. À cet égard le cimetière de Zeitenlik, à Thessalonique, représente un point d’entrée édifiant. Ce cimetière, établi officiellement en 1920, se trouve sur l’emplacement de l’ancien hôpital militaire serbe ainsi que près du camp militaire interallié de Zeitenlik. Il rassemble 20 500 dépouilles de 5 nationalités alliées différentes : françaises, britanniques, serbes, italiennes et russes. L’ensemble des dépouilles des soldats provient du cimetière des hôpitaux militaires de la région de Salonique, mais surtout des regroupements et exhumations effectuées entre 1921 et 1923 pour déplacer les corps depuis leurs sépultures temporaires sur la ligne de front.

Avec les cimetières militaires de Bitola (environ 21 000 corps) et de Skopje (presque 4 000 corps), la nécropole de Zeitenlik est un des plus importants lieux de mémoire du front d’Orient. Elle est également une voie d’accès à la nature de ce théâtre en ce qu’il rend palpable le caractère colonial de la force militaire qui s’y déploie de 1915 à 1918. Tout d’abord, force est de constater que parmi les corps qui reposent dans ce vaste espace de 35 hectares, on dénombre 1 222 Sénégalais, 344 Maghrébins, 222 Malgaches et 175 Indochinois. Les symboles inscrits sur les pierres tombales et leurs silhouettes rendent patent le caractère colonial du corps expéditionnaire : si sur le front Ouest, les confessions sont manifestes sur les pierres tombales, c’est la provenance géographique du soldat qui est valorisée sur les sépultures de Thessalonique. En effet, des symboles et monogrammes indiquent si le soldat vient d’Afrique du Nord (le croissant de lune renversé), du Sénégal (un S), de Madagascar (un M) ou d’Indochine (un IC en monogramme).

Exemples de différents monogrammes symbolisant les origines géographiques des combattants venant des colonies françaises. Photo : Gwendal Piégais.

Face aux tombes des poilus morts au front, dont celle de Jean-Marie Bodennec, par qui nous commencions ce périple sur le théâtre macédonien, se trouve une chapelle en briques rouges, construite en 1922, qui fait face au secteur français. C’est dans cette chapelle que, tous les 11 novembre, le consul général de France à Thessalonique vient rendre hommage aux hommes tombés sur le Front d’Orient. Elle accueille également, de manière rituelle, les plaques honorifiques laissées par les marins et militaires français de passage en Macédoine. On peut ainsi trouver, dans cette chapelle, les plaques déposées par les équipages du Diana, de la division navale du Levant, en 1933, de l’escorteur d’escadre Duperré, du croiseur Colbert, en octobre 1984, du croiseur De Grasse en mai 1987, de la Frégate Montcalm en juillet 2012, etc. Et plus récemment, comme dans le cas des soldats britanniques de la KFor qui visitent l’ancien front de Salonique, cette chapelle rouge est le point de passage d’un tourisme manifestant un esprit de corps pratiqué par différents militaires français à titre individuel mais bien souvent collectif. Ainsi, les colonels Poulette et Fatz déposent-t-ils dans la chapelle une plaque commémorative témoignant du passage et de l’hommage du « contingent français au Kosovo à ses grands anciens morts pour la France ».

Malgré cette fréquentation régulière, bien que peu intense, de lieux de la ligne de front ou en rapport avec la Grande Guerre, force est de constater que ces explorations du front d’Orient sont rarement dissociables de pratiques mémorielles personnelles ou corporatistes. À ce titre, on peut songer à la récente publicité donnée à ce front par la journaliste française Stéphanie Trouillard, en poste à France 24. À l’occasion du centenaire de la Grande Guerre, elle a arpenté les hauts lieux de mémoire du front de Macédoine, en tâchant de retracer le parcours de son arrière-grand-oncle, Jospeh Gondet, tué en 1916 sur le front d’Orient30. Narrant ses périples en Grèce et en Macédoine du Nord sur les réseaux sociaux, cette exploration documentée photographiquement rend tangible la nature de ce théâtre macédonien. Ces voyages et explorations de la ligne de front n’en restent donc pas moins liées à des intérêts avant tout mémoriels, personnels et familiaux, alors que sur d’anciennes lignes de front d’autres théâtres périphériques, comme le front italo-autrichien sur l’Isonzo, on assiste bel et bien à l’apparition de chemins touristiques à base mémorielle mais aux pratiques estivales désacralisées. On peut penser notamment au cas de la voie de Pot Miru (La route de la paix), dont le tracé et le balisage vont des Alpes à l’Adriatique, depuis l’Autriche, en longeant la frontière italo-slovène31.

L’extra-territorialité mémorielle serbe

Bien que dans le cas de la mémoire française et britannique du front d’Orient, voyages et pèlerinages n’entrainent pas nécessairement un tourisme au sens d’un secteur d’activité, il en va tout autrement si on déplace la focale sur une autre nation belligérante : la Serbie. En guerre avec l’Autriche-Hongrie depuis le 28 juillet 1914, la Serbie ressort du conflit exsangue : avec 1 250 000 pertes civiles et militaires, elle figure parmi les nations les plus meurtries par le conflit. La mémoire de la participation de la Serbie à la Grande Guerre est intimement liée à la Macédoine car c’est dans cette région que l’armée serbe a repris pied et arpenté le chemin de la reconquête de son territoire aux côtés de ses alliés. Les cimetières militaires interalliés, tels ceux de Zeitenlik, sont le support d’une mémoire encore vive et entretenue de cette épreuve fondatrice de l’identité serbe contemporaine que constitue la Grande Guerre.

Cénotaphe et ossuaire serbe, cimetière de Zeitenlik, Thessalonique. Photo : Gwendal Piégais.

Contenant 8 000 corps de soldats serbes, dont 6 000 dans l’ossuaire, le carré serbe offre un point d’entrée dans la mémoire serbe du XXe siècle, dans un espace qui enchevêtre et entremêle les mémoires. En effet, s’y trouvent également enterrées les dépouilles des soldats serbes de la Seconde Guerre mondiale, parmi lesquels se trouvent de nombreux partisans antifascistes. Le carré serbe théâtralise ainsi une Grande Guerre serbe allant de 1914 à nos jours. Le trait d’union de ces étapes du lourd XXe siècle est en grande partie incarné par le gardien du carré : Đorđe Mihailović, petite silhouette courbée, tremblotant légèrement sous son treillis de l’armée serbe et coiffé du čajkača, le calot traditionnel serbe. On le rencontre entre les alignements des pierres tombales. Il assure connaître par cœur les noms et les histoires des soldats qui y reposent ainsi que ceux de leurs descendants. Đorđe Mihailović veille sur le carré comme autrefois son père et son grand-père, qui fut un soldat volontaire serbe de la Grande Guerre. Né à Thessalonique en 1928, il a consacré sa vie, comme ses prédécesseurs, à ce carré du cimetière - au point de ne s’être rendu qu’à deux occasions en Serbie - et une fois l’heure venue, il sera enterré avec les honneurs militaires aux côtés des soldats serbes tombés au champ d’honneur32.

Au-delà de la grande quantité de dépouilles - simple aperçu du tribut versé par la Serbie durant le conflit - ce qui permet de qualifier cette mémoire serbe de la Grande Guerre c’est, d’une part la fréquentation du cimetière et, de l’autre, les rites qui y ont lieu et qui montrent toute la sacralité qui lui est conféré. En termes de flux, il n’existe pas de chiffre ni de recensement officiel du nombre de visiteurs serbes ou de touristes se déplaçant à Thessalonique pour visiter Zeitenlik. Lorsqu’on pose la question aux gardiens français et serbe, ils répondent tous les deux « qu’en une semaine il vient autant de Serbes qu’il ne vient de Français au cimetière en une année ». Hormis rendre compte d’une certaine asymétrie des fréquentations, cette remarque a plutôt des allures de bon mot ou de pique pour pointer le manque d’intérêt des Français pour ce front qu’on se complait à dire « oublié ». Un autre indicateur permet, en revanche, de confirmer la forte fréquentation du carré serbe et nous renseigner sur les visiteurs et touristes qui viennent visiter les lieux : les livres d’or de la Commonwealth War Grave Commission.

À disposition du visiteur qui souhaiterait y consigner ses impressions et laisser une marque de son passage, ces carnets sont rangés dans une niche à l’entrée ou dans l’enceinte de chaque cimetière britannique de la Grande Guerre. Un simple coup d’œil à ces carnets permet tout d’abord de voir qu’un premier groupe important se dégage de ces feuillets remplis de signatures et commentaires, c’est celui des visiteurs de Grande-Bretagne et du Commonwealth. La chose n’a rien de surprenant, puisque c’est ce groupe de visiteurs qui va plus spontanément consigner son passage dans le carré britannique. Mais en feuilletant le livre d’or, on constate rapidement que le second groupe majoritaire, après les Britanniques, à signaler son passage et l’hommage qu’il a rendu aux soldats de la Grande Guerre, est celui des Serbes : sur certaines pages, pouvant contenir un maximum de 15 commentaires et signatures, le nombre de serbes consignant ses impressions s’élève à 8.

Comment s’en étonner ? Belgrade étant à quelques centaines de kilomètres, Paris à plus de 2 000 km, les Serbes peuvent se rendre au cimetière en quelques heures de route contrairement aux Français. Cette remarque, frappée au coin du bon sens, se trouve vite balayée lorsqu’on questionne les touristes croisés dans le carré ou dans l’ossuaire : plusieurs d’entre eux sont des Serbes vivant en Europe de l’Ouest, en France, aux États-Unis et même en Australie33. Alors qu’ils rendent visite à la famille restée au pays, ou bien qu’ils séjournent sur la terre de leurs aïeux, dans une démarche touristique toujours difficilement dissociable du pèlerinage, ce voyage dans la patrie des ancêtres ne semble pouvoir s’envisager pour eux sans un passage par ce bout de Serbie en Grèce. Interrogés sur les différentes étapes de leur périple, ils mentionnent Thessalonique, Bitola (appelée Monastir à sa reprise par l’armée serbe en 1916), les lacs Prespa, Florina, etc. Ces étapes rendent compte éloquemment de la situation particulière qu’entretient la mémoire serbe à ces lieux de mémoires de par leur extraterritorialité. Celle-ci est douloureuse et témoigne de ce qui est présenté comme une série de mutilations et d’épreuves : les plaines du Kosovo sont vues comme le cœur historique de la Serbie et le lieu d’une lourde défaire face aux forces ottomanes en 1389 près d’Obilic, dans l’actuel Kosovo. Dans leurs carnets, les officiers français ayant pris part aux batailles de Florina et Bitola (anciennement Monastir) n’ont de cesse de se montrer admiratifs devant la combativité des Serbes qui y affrontent les Bulgares pour la reprise de villes et de terres qu’ils estiment serbes34. Ces territoires macédoniens, proies des convoitises bulgares, serbes et grecques pendant les guerres balkaniques35 et durant la Grande Guerre, reviennent pour une bonne part à la Serbie et demeurent yougoslaves jusqu’en 1991, lorsque la République de Macédoine proclame son indépendance36.

Ces meurtrissures de la mémoire serbe sont d’ailleurs maintenues à vif par la superposition des combats menés par les serbes à l’époque contemporaine. L’ossuaire, en plus d’être l’ultime demeure de 6 000 soldats serbes de la Grande Guerre, est aussi un lieu de cérémonies pour des prêtres orthodoxes serbes qui, accompagnés de fidèles, rendent hommage à leurs ancêtres ou aux soldats de la Première Guerre mondiale. Il est le réceptacle de présents laissés par les visiteurs : on y trouve, élément classique, de nombreux drapeaux et couronnes de fleurs, mais également des casquettes, képis, galons et éléments d’uniformes militaires serbes plus récents, remontant généralement à la guerre civile en Yougoslavie. De nombreuses photos de ces soldats serbes de l’armée yougoslave, déposées par les familles visitant l’ossuaire, trônent parmi ces présents. Les combattants serbes de cette guerre civile sont ici l’aboutissement d’une généalogie guerrière de la Serbie à l’époque contemporaine. En plus des photographies de combattants, on peut également repérer quelques photographies d’enfants tués lors des bombardements de l’Otan en 199937. Revu et interprété au prisme de ces objets, réinterprété depuis ces présents, l’objet mémoriel « Grande Guerre » n’est qu’un jalon - certes décisif - dans l’histoire d’une « Longue Guerre » que mènerait la Serbie contre ses ennemis.

Cimetière de Zeitenlik. Carte postale, collection particulière.

Si dans les cas français ou britannique nous ne constatons qu’un faible débouché touristique, au sens de secteur économique et de pratiques de voyages en Macédoine, il en va autrement pour le cas serbe. Car le flot de visiteurs serbes permet bel et bien de générer une économie, certes modeste et de faible échelle, mais néanmoins porteuse d’un certain revenu pour ses acteurs. Face à l’entrée du secteur serbe du cimetière, se tient une boutique de souvenirs serbes de la Grande Guerre. Au fond de l’échoppe, on trouve plusieurs tables d’un modeste café au-dessus desquelles trônent des photographies agrandies de l’armée serbe de la Première Guerre mondiale ainsi que des cartes de la ligne de front.

Dans cette boutique - nommée Tamo Daleko, « Là, loin » - on vend des souvenirs, photographies, calendriers, objets à l’effigie de soldats et généraux serbes, ainsi qu’un ensemble de gadgets et autres goodies en lien avec l’épopée serbe de la Grande Guerre. Un coup d’œil plus attentif aux articles déposés sur les présentoirs permet de découvrir des magnets, des icônes orthodoxes, des čajkača, calot militaire serbe arborant les armes de Serbie mais aussi des boites contenant de la roche en provenance des différents champs de bataille du front de Macédoine.  Une telle offre - inédite parmi les belligérants alliés déployés dans la région - ne saurait tenir sans la demande d’une clientèle, constituée en l’occurrence par les touristes serbes en visite à Thessalonique. La production en série d’objets tels que des portes-clés, des petits bustes aux différents gadgets ne saurait voir le jour matériellement en l’absence d’une demande des touristes serbes et d’un chiffre d’affaire confortable pour renouveler les commandes.

Là encore, la variété des clients rencontrés dans cette boutique donne à voir l’imbrication inédite des champs de bataille de Macédoine et de la mémoire serbe contemporaine : Nadja, serbe vivant à Paris et interrogée dans l’échoppe, avoue ne pas pouvoir envisager prendre des vacances en Grèce sans venir dans ce « morceau de Serbie » en Macédoine grecque. « D’ailleurs, continue-t-elle, je suis toujours surprise quand je me dis qu’un jour la Serbie s’étendait jusqu’ici… » Après cette remarque étonnée - et étonnante, car jamais la Serbie, dans son étendue territoriale maximale, n’inclût dans ses territoires la ville de Salonique - elle alpague le vendeur pour lui demander  « À quelle époque la Serbie allait jusqu’à Thessalonique ? », à quoi le vendeur répond au hasard par les noms de quelques rois serbes qui lui viennent à l’esprit38. Cette étendue d’une Grande Serbie rêvée, jamais survenue, rend compte, s’il en était encore besoin, du caractère extraterritorial de la mémoire de la Grande Guerre en Serbie, qui trouve son cœur battant en dehors d’elle-même.

Intérieur de la boutique Tamo Daleko, Thessalonique. Photo : Gwendal Piégais.

La guerre menée par les Armées alliées d’Orient dans les confins balkaniques est lointaine, exotique et associée à une expérience du dépaysement tant pour les contemporains du conflit que pour les descendants des soldats du front d’Orient ou les actuels amateurs et chercheurs travaillant sur ce théâtre. La localisation et la situation géographique de ce front font que l’existence d’une sphère touristique adressée aux voyageurs d’Europe de l’ouest ou des pays du Commonwealth a la mémoire et l’hommage aux soldats de ce front pour principaux ressorts. En revanche, le tourisme pratiqué par les voyageurs et visiteurs serbes nous donne à voir la forte sacralité de ce front dans leur mémoire collective des Balkans. Le front de Macédoine, dans la carte mentale des Serbes a néanmoins en commun, avec celle des Européens de l’Ouest, d’être devenu paradoxalement exotique pour les Serbes eux-mêmes. Cette terre de Macédoine sur laquelle et pour laquelle ils se battent de 1914 à 1918, lieu et enjeu d’une construction nationale, est désormais reléguée dans une extériorité absolue, un front si proche mais si lointain, une souvenance d’un Royaume des Serbes, Croates et Slovènes puis de Yougoslavie qui s’étendait de Ljubljana à Bitola.

Gwendal PIEGAIS

CRBC, Université de Bretagne Occidentale

 

 

 

 

1 Les recherches qui ont servi de base à cet article ont été menées en Grèce, à l’occasion d’un séjour à l’École Française d’Athènes (EFA). Que la direction des études modernes et contemporaines et la direction de l’EFA soient ici remerciées pour l’accueil et le soutien qu’ils ont apporté à ces travaux.

2 Le terme de « Macédoine » désigne ici une aire géographique qui excède celle de l’actuelle Macédoine du Nord et se trouve à cheval sur le nord de la Grèce, la Bulgarie et la Serbie.

3 ROUSSANNE-SAINT-RAMOND, Francine, « L’Armée d’Orient dans la Grande Guerre: une mémoire occultée ? », Guerres mondiales et conflits contemporains, Paris, Presses Universitaires de France, n° 192, décembre 1998, p. 25-43.

4 STRACHAN, Hew (dir.), World War I. A History, Oxford,Oxford University Press, 1988, p. 2.

5 Le corps expéditionnaire d’Orient a pour première mission d’intervenir dans les Dardanelles et tente un débarquement franco-britannique à Gallipoli. Après l’échec de cette opération, la majorité des forces de ce corps expéditionnaire est redéployée en Macédoine dès octobre 1915. Sur la naissance de ce front périphérique, voir PIEGAIS, Gwendal, « Le corps expéditionnaire russe en Macédoine, 1916-1920. Combats et mutineries sur un front périphérique », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°12, été 2018, p. 3-8, en ligne.

6 SCHAEFFER, Fabien, « De la Bretagne et du front d’Orient pendant la Première Guerre mondiale », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°4, été 2014, en ligne ; SCHAEFFER, Fabien, « Tourisme de guerre sur le front de Macédoine », in EVANNO, Yves-Marie et VINCENT, Johan (dir.), Tourisme et Grande Guerre. Voyage(s) sur un front historique méconnu 1914-2019, Ploemeur, Éditions Codex, 2019, p. 117-129.

7 Archives municipales de Goulven, registres d’État civil, année 1918.

8 Actuelle Thessalonique, en Grèce.

9 Archives privées de la famille Bodennec, copies des états de service de Jean-Marie Bodennec.

10 SCHIAVON, Max, Le front d'Orient : Du désastre des Dardanelles à la victoire finale 1915-1918, Paris, Tallandier, collection Tempus, 2016, p. 138-153.

11 Sur la question de la lente fin de la Grande Guerre à l’Est, voir : pour une focale européenne BERTRAND, Christophe, LACHEVRE, Carine, LAGRANGE, François, RANVOISY, Emmanuel (dir.), À l’Est, la guerre sans fin (1918-1923) ; pour une focale bretonne et connectée LE GALL, Erwan, « Le traité de paix d’une guerre sans fin », ArMen, Quimper, n°230, 2019, p. 52-57.

12 Carnet d’Elie Burnod, texte transmis par Madame Claire Girardeau-Montaut, petite-fille d’Elie Burnod et mis en ligne sur le site internet Histoire-Généalogie (consulté le 27 juillet 2019). 

13 Carnet d’Elie Burnod, op. cit., entrée du 17 mai 1917.

14 Carnet d’Elie Burnod, op. cit., entrée du 18 mai 1917.

15 Archives privées de la famille Bodennec, copies des états de service de Jean-Marie Bodennec.

16 FASSY, Gérard, Le Commandement français en Orient (octobre 1915 - novembre 1918), Paris, Economica, 2003,p. 134-135 ; SARRAIL, Maurice, Mon Commandement en Orient, édition annotée et commentée par Porte, Rémy, avant-propos COCHET, François, Saint-Cloud, SOTECA, 2012, chapitre XVIII - Monastir - 19 novembre 1916.

17 VIET, Vincent, La santé en guerre, 1914-1918. Une politique pionnière dans un univers incertain, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 501-512.

18 Entretien avec E. Bodennec, été 2011.

19 HORNE, John, in LE NAOUR, Jean-Yves (dir.), Front d’Orient, 1914-1919. Les Soldats oubliés, Actes du colloque européen « Le Front d’Orient. 14-19, les soldats oubliés » tenu les 12 et 13 décembre 2014 à l’auditorium du musée d’histoire de Marseille, Marseille, Éditions Gaussen, 2016, p. 19-24.

20 SCHAEFFER, Fabien, « Tourisme de guerre.. », op. cit., p. 126.

21 Par exemple, The Cultural Experience propose des tours à 1 800 £ pour une excursion d’une semaine. Les offres de la Salonika Battlefield Tour sont moins onéreuses mais sans visite guidée par un historien professionnel.

22 HALL, Richard C., Balkan Breakthrough: The Battle of Dobro Pole 1918, Blommington, Indiana University Press, 2010, p. 47-57.

23 WAKEFIELD, Alan et MOODY, Simon, Under the Devil’s Eye. The British Military Experience in Macedonia, 1915-1918, Barnsley, Pen & Sword Military, p. 85-98 ; SCHIAVON, Max, Le front d’Orient…, op. cit., p. 272.

24 WAKEFIELD, Alan et MOODY, Simon, The Battle of Dobro…, op. cit., p. 85-98.

25 « A Pilgrimage To The War Graves », The Times, Londres, 5 octobre 1928, p. 15.

26 WAKEFIELD, Alan et MOODY, Simon, The Battle of Dobro…, op. cit., p. 235.

27 Pour Gallipoli voir JANSEN-VERBEKE, Myriam et GEORGE, Wanda, « Memoryscapes of the Great War (1914-1918): A paradigm shift in tourism research on war heritage », Via [En ligne], 8 | 2015, § 68, mis en ligne le 1er novembre 2015 (consulté le 31 juillet 2019).

28 WAKEFIELD, Alan et Moody, Simon, The Battle of Dobro…, op. cit., p. 235-236.

29 Entretien avec la direction du Salonika Battlefield Tour, Thessalonique, mars 2019.

30 TROUILLARD, Stéphanie « Comment j'ai rencontré mon grand-oncle, un zouave, mort sur le front d’Orient », disponible en ligne (consulté le 27 juillet 2019).

31 Voir : http://www.100letprve.si/en/po_miru/index.html ou http://www.potmiru.si/eng/ (consulté le 27 juillet 2019).

32 « Mémoire de la Première Guerre Mondiale : Đorđe Mihailović, le gardien du cimetière serbe de Thessalonique », Courrier des Balkans, Arcueil, 11 novembre 2014 (consulté le 27 juillet 2019).

33 Entretiens réalisés par l’auteur à Thessalonique avec des visiteurs à deux reprises, en mai 2018 et mars 2019.

34 SARRAIL, Maurice, Mon Commandement en Orient, édition annotée et commentée par Porte, Rémy, avant-propos COCHET, François, Saint-Cloud, SOTECA, 2012, chapitre XVIII - Monastir - 19 novembre 1916.

35 HALL, Richard C., The Balkan Wars 1912-1913: Prelude to the First World War, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2000, p. 4-12 et 104-109.

36 ROSSOS, Andrew, Macedonia and the Macedonians: A History, Stanford, Hoover Press, 2008, p 266.

37 Courrier des Balkans, art. cit.

38 Entretien réalisé avec des clients de la boutique Tamo Daleko, à Thessalonique, en mars 2019.