A propos de la base de données des morts pour la France de la Grande Guerre : de l’erreur en tant que matériau pour écrire l’histoire
La gestion de l’erreur en histoire est chose particulièrement complexe, comme l’avait d’ailleurs fort intelligemment souligné un dossier de l’excellente publication En jeu, Histoire et mémoires vivantes, revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la déportation. Or cette réalité concerne également la séquence 1914-1918. Les riches débats que chacun peut suivre sur twitter à la suite de l’achèvement du défi 1 jour 1 poilu, à savoir l’indexation collaborative de la base des morts pour la France de la Première Guerre mondiale, sont à cet égard particulièrement intéressants : faut-il corriger les erreurs que l’on peut répertorier et si oui comment, selon quelles méthodes… ? Ces erreurs constituent-elles des archives et, si oui, doivent-elles être conservées, ce qui impliquerait la création de plusieurs fichiers ? Ces questions sont extrêmement complexes et nous ne prétendons nullement pouvoir y répondre en seulement quelques lignes. Nous aimerions toutefois apporter notre pierre au débat en nous basant sur le cas d’un simple fantassin du 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo, parcours des plus émouvants, cumulant tours les handicaps ou presque mais, nous semble-t-il, à haute valeur ajoutée historiographique1.
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Détail d'une lettre adressée le 19 juin 1915 par Pierre Hersent à l'assistance publique. Archives départementales d'Ille-et-Vilaine: 3 X 226. |
Pierre Hersent vient au monde le 6 janvier 1895 à l’Hôtel-Dieu de Rennes et est recueilli, alors que même pas âgé d’un mois, par l’assistance publique. Sa mère décède en effet quelques jours après son accouchement et son géniteur refuse de le reconnaitre. De son côté, sa grand-mère argue de son « extrême indigence » pour ne pas le prendre en charge. Autant dire qu’il ne part pas dans la vie avec toutes les chances de son côté. Bien qu’atteint de « myopie à un degré très poussé », Pierre Hersent est placé à l’âge de 8 ans en tant que domestique de ferme à Guichen, commune rurale du sud-est de Rennes. C’est le début d’une carrière professionnelle qui, de famille d’accueil en famille d’accueil et de contrat de placement en contrat de placement, le ballotte dans plusieurs communes d’Ille-et-Vilaine : Goven, Bruz, Laillé, Sens-de-Bretagne puis, enfin, Saint-Rémy-du-Plain, petit bourg situé entre Combourg et Fougères où il se trouve lors de l’été 1914, quand sonne le tocsin de la mobilisation.
Sans surprise, un tel environnement socioculturel n’est pas sans laisser certaines traces même si, au final, celles-ci sont difficiles à identifier. Les observations du service départemental des enfants assistés soulignent ainsi à plusieurs reprises son « caractère difficile », voire « assez difficile », et son « refus d’aller à l’école ». En 1903, alors qu’âgé de seulement 8 ans, Pierre Hersent est décrit comme « [ayant] un peu mauvaise tête, [travaillant] mal à l’école qu’il fréquente d’ailleurs très inégalement » et, trois ans plus tard, il est menacé d’un séjour en « maison de correction ». Un de ses patrons le qualifie même de « bon buveur » et de « sournoi », mais rien ne dit que ces accusations ne soient pas portées pour le discréditer puisque ces arguments interviennent dans le cadre d’une rupture manifestement houleuse de contrat. Un autre employeur le dépeint, en juillet 1914, comme étant « perdu par l’alcool et le tabac ». Mais, là encore, les choses ne sont pas claires car Pierre Hersant se plaint pour sa part d’être « maltraité », terme au demeurant bien vague.
En l’état de la documentation, il est donc bien difficile de se faire une idée exacte de l’existence de cet homme sauf à considérer l’évidence, c’est-à-dire qu’il se trouve au plus bas de l’échelle sociale lorsqu’il est appelé sous les drapeaux au titre de la classe de recrutement 19152. Grâce à sa fiche matricule, son parcours nous est connu avec exactitude. Déclaré « bon pour le service » sans qu’il soit aucunement question de ses problèmes de vue, réalité qu’il convient de rapprocher des rigueurs de la politique de récupération et de l’affaissement drastique des critères d’incorporation, il est affecté le 18 décembre 1914, en tant que soldat de 2e classe, au 136e RI de Saint-Lô. Transféré le 20 janvier 1915 au 25e RI de Cherbourg, il termine ses classes dans cette unité avant d’être envoyé dans la zone des armées, mouvement qui correspond à son passage, le 14 mai 1915, au 47e RI de Saint-Malo3.
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Carte postale. Collection particulière. |
Mais alors pourquoi donc rappeler cet environnement socio-culturel passablement défavorisé, sachant de surcroît que Pierre Hersent est répertorié sur la base des morts pour la France comme étant « tué à l’ennemi » le 16 juin 1915, dans le redoutable secteur du Labyrinthe, information du reste que l’on retrouve sur sa fiche matricule de recrutement ? Parce que cette date ne correspond pas à la réalité, mais à un jugement déclaratif de décès prononcé en septembre 1921 par le tribunal de Fougères, et que, pire sans doute encore, personne ne semble en avoir cure. En effet, le service départemental des enfants assistés reçoit une lettre écrite de sa main datée du… 19 juin 1915, document qui atteste sans aucun doute possible qu’il est alors encore en vie. Tout porte en effet à croire que c’est dans une des offensives que l’unité mène jusqu’à la mi-juillet 1915 dans le nord d’Arras que Pierre Hersent trouve la mort. Pourtant, ni l’administration, ni un proche – ce qui témoigne outre son statut d’orphelin d’un capital social réduit à la portion congrue – ne semblent se soucier de cet état de fait. Plus pathétique encore, le préfet d’Ille-et-Vilaine écrit le 9 mars 1927, soit plus de 12 ans après que le 47e RI ne livre en Artois ces redoutables combats, au directeur général de la Caisse des Dépôts et Consignations afin de « vouloir bien autoriser le paiement à [son] département, de la somme de 1F10, reliquat des sommes versées à la Caisse national des retraites pour la Vieillesse au nom du pupille de l’Assistance publique d’Ille-et-Vilaine HERSENT Pierre-Marie, décédé le 16 juin 1915 »4. Certes, la fiche de mort pour la France de ce soldat de 2e classe du 47e RI est, à l’heure où nous écrivons ces lignes, erronée puisque la date de décès indiquée ne correspond pas à la « vérité historique » (que nous ne sommes par ailleurs pas en mesure de rétablir). Mais, vouloir corriger cette erreur ne reviendrait-il pas à se priver de la piste qui permet, justement, de retisser l’histoire de cette victime anonyme de la Grande Guerre, témoignage d’un poilu délaissé car mort seul et sans famille ? Ne serait-ce pas là, d’une certaine manière, aller à l’encontre du sacrosaint « devoir de mémoire » ?
Erwan LE GALL
1 Nous souhaiterions adresser ici tous nos remerciements à Samuel Boche, archiviste aux Archives départementales d’Ille-et-Vilaine sans qui nous n’aurions jamais eu connaissance de ce cas.
2 Arch. dép. I&V : 3 X 226.
3 Arch. dép. I&V : 1 R 2189.1301.
4 Arch. dép. I&V : 3 X 226. |