Ouest-France et l’utilité de l’histoire en 1973

« A quoi sert l’histoire ? » Cette question semble de moins en moins devoir quitter le débat public en raison notamment de l’inflation des enjeux mémoriels, ainsi que des querelles autour de la pertinence, ou non, de la construction d’un « roman national ». Ce questionnement est pourtant loin être contemporain, tant il semble récurrent depuis la construction de la discipline historique en tant que science. On se rappelle ainsi qu’en 1919, l’illustre Lucien Febvre déclarait, lors de sa leçon inaugurale à l'Université de Strasbourg : « l'histoire qui sert, c'est une histoire serve ». Plusieurs décennies plus tard, alors que l’actualité semble particulièrement chargée en ce mois de septembre 1973 entre le coup d’Etat de Pinochet au Chili, le durcissement de la grève chez Lip, les prémices de la guerre du Kippour au Proche-Orient et même la rentrée des classes ; le quotidien breton Ouest-France choisit de consacrer un éditorial à l’épineuse question l’utilité de l’histoire.1

Le compas dans une miniatute du Moyen-Âge. Wikicommons.

L’auteur de la tribune, Michel de Boüard, est présenté en sa qualité de « membre de l’Institut ». Cet ancien chartiste, alors âgé de 64 ans, ancien Résistant déporté à Mauthausen, a effectué sa carrière à l’université de Normandie, où il a notamment développé l’archéologie médiévale. A l’introduction de son propos, il convoque la figure tutélaire de Marc Bloch et son œuvre inachevée, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien : « Marc Bloch rapporte, dans son Testament d’historien, que cette question apparemment puérile posée par son jeune fils [« Papa, explique moi donc à quoi sert l’histoire »] provoqua de sa part une longue et féconde réflexion »

Plutôt que de résumer la pensée de Bloch sur la question, Michel de Boüard tente de voir en quoi l’histoire peut être utile dans la société de 1973. Tout d’abord, il manifeste son inquiétude de voir cette discipline réduite à la portion congrue, notamment dans l’enseignement scolaire :

« Certains signes donnent à penser que l’on tient aujourd’hui assez communément l’histoire pour quantité négligeable : la place de plus en plus effacée qu’elle occupe dans les programmes des enseignements et du baccalauréat, au regard d’autres disciplines dont la rentabilité paraît sans  doute plus certaine […] »

Un tel argument souligne indéniablement l’importance que l’on accorde, traditionnelement en France, à l’enseignement de l’histoire, comme instrument de fabrique du citoyen. Mais cette critique n’est en rien une nouveauté et semble plutôt relever de la tradition française, comme le faisait déjà l’abbé Moreaux en 1936 dans le colonnes de L’Ouest-Eclair, à propos de programmes qui seraient la « cause de la décadence et de l’ignorance actuelles ». A ce propos, les bacheliers de l’année 1968 ont eu à porter le soupçon de n’être qu’une génération de sous-doués. Au passage, Michel de Boüard égratigne les « insipides fadaises » qu’offrent « certaines émissions historiques » au jeune public. A qui songe-t-il en disant cela ? A Alain Decaux, peut-être, lui dont l’émission Alain Decaux raconte rencontre le succès sur la deuxième chaîne de l’ORTF depuis 1969.

Michel de Boüard voit également dans l’histoire un moyen d’interroger une notion de progrès, devenue doctrine politique depuis les sixties :

« Si les dix-huit premiers siècles de notre ère n’ont pas connu de progrès technique comparable à celui qui galope depuis cent ans, ils n’en ont pas moins vu s’épanouir des phases de remarquable développement spirituel, intellectuel ou artistique […] Si pendant près de deux millénaires, on n’en a pas cherché les applications pratiques [aux découvertes techniques], cela met en cause non pas l’esprit d’invention mais plutôt une certaine conception du monde et de la destinée humaine qui mérite mieux que d’être écartée d’un haussement d’épaules. »

Enfin, pour Michel de Boüard, l’histoire pourrait avoir pour vertu de réconcilier les générations, en permettant une mise en perspective des conflits entre « vieux et jeunes » sur le temps long. C’est ainsi que le médiéviste évoque la fin du XIe siècle, une époque où

« Les jeunes rejetaient les manières des héros, tournaient en dérision les exhortations des prêtres et adoptaient dans leur comportement et dans leur vie les manières barbares. Ils divisaient leur chevelure sur le front, gardaient les cheveux longs comme des femmes et les entretenaient avec un soin extrême et prenaient plaisir à porter des chemises et des tuniques longues et exagérément étroites… »

Ajoutez à ces jeunes un signe peace and love et on pourrait croire que l’on parle de la génération de mai 68…

L’enseignement à l’école de l’histoire : une crispation constante. Carte postale. Collection particulière.

Il est frappant de voir en lisant Michel de Boüard que, au final, le débat public sur l’utilité de l’histoire semble a priori avoir peu bougé depuis 1973 : remise en cause de l’enseignement scolaire de l’histoire, vulgarisation de la recherche historique auprès du plus grand nombre, rapports entre temps court et temps long constituent toujours autant de nœuds de crispation. Il est toutefoois intéressant de souligner que les enjeux mémoriels sont largement ignorés par le membre de l’Institut. De nos jours, face aux lois mémorielles instituées progressivement depuis les années 1990 et face à l’émiettement des mémoires, c’est sur ce terrain que semble s’être déplacé le débat de l’utilité de l’histoire. Or, sous la plume de Michel de Boüard, cette absence ne manque pas d’interpeller. Médiéviste, il est aussi un historien de la déportation qu’il a connue à Mauthausen. Intellectuellemeht réservé par rapport au témoignage, réflexe qui est sans doute à rapprocher de sa formation initiale, il n’a pourtant pas hésité à, lui aussi, raconter ses souvenirs des camps de la mort nazi. Précisément au nom de cette inonction au « devoir de mémoire »2.

Thomas PERRONO

 

 

1 DE BOüARD, Michel, « A quoi sert l’histoire ? », Ouest-France, 14 septembre 1973, p. 1.

2 Pour de plus amples développements, FONTAINE, Thomas, « Michel De Boüard, un historien de la Déportation entre certitudes et inquiétudes », Annales de Normandie, 2012/1, p. 41-59.