Fernand Léger, la Bretagne et la Grande Guerre

Pourquoi donc évoquer en ces pages, essentiellement consacrées à l’histoire de la Bretagne, la correspondance, récemment éditée par l’historien Tristan Rondeau, que Fernand Léger entretient avec André Mare et son épouse ?1 Ce sont là en effet deux artistes qui non seulement ont peu à voir avec la péninsule armoricaine mais qui, de surcroît, sont viscéralement attachés à la ville d’Argentan, dans l’Orne. Alors, certes, il y a une archive qui dépasse, de par les échos qu’elle suscite, très allègrement les frontières de la Normandie, eu égard aux talents de ces deux artistes dont la portée est, à n’en pas douter, résolument universelle. Mais il n’y a pas que cela.

Au siège des Nations-Unies, à New-York, une fresque de Fernand Léger dans l'hémicycle de l'Assemblée générale: un témoignage du caractère universel de la production de cet artiste. Carte postale. Collection particulière.

Ce volume apparaît tout d’abord comme une véritable leçon de méthode. Il faut saluer ici le travail d’édition fourni autour de cette correspondance tant par Tristan Rondeau que par la maison BVR qui publie ce livre. Celui-ci est en effet un magnifique objet, richement illustré sur papier épais et glacé, autant d’éléments qui rendent indéniablement justice à l’immense talent d’André Mare et Fernand Léger. Tout aussi important, chaque lettre est richement annotée ce qui permet de parfaitement contextualiser le propos. Par ailleurs, dans un long texte liminaire, Tristan Rondeau, dont le travail se situe par bien des égards aux confins de l’histoire militaire et de l’art, délivre une belle leçon de méthodologie sur cette source difficile à appréhender qu’est la correspondance (p. 12-13).

Mais si les lettres que Fernand Léger adresse de 1906 à 1932 à André Mare et son épouse nous intéressent tant, c’est qu’en fin de compte la Bretagne n’y est pas si absente. On la retrouve par l’intermédiaire de quelques artistes bien connus comme Max Jacob et ce sont là les réseaux artistiques dont le centre de gravité se retrouve à Montparnasse, et donc quelque part dans la péninsule armoricaine, qui se dévoilent ici au lecteur (p. 42). On la retrouve aussi dans les attentes de l’artiste qui, d’une certaine mesure, rappellent que la Bretagne des peintres n’est pas un terrain d’expression unique. Comme un Maxime Maufra, c’est une certaine forme de « sauvagerie originelle », nullement altérée par la modernité, que Fernand Léger peint en Corse (p. 31) : « les villages […] m’ont réellement emballé par leur caractère sauvage » (p. 172). Paradoxalement, cette expérience de l’authentique, du « vrai », c’est dans les tranchées, en côtoyant le peuple de l’infanterie avec son argot si caractéristique et pittoresque, que l’artiste la retrouvera (p. 72)2.

On le voit, la Bretagne, pas plus que la Normandie du reste, ne sont des espaces spécifiques, essentialisés, qui témoigneraient d’un mouvement du monde qui leur serait propre. Le choc de la Grande Guerre y est ressenti avec autant de violence des deux côtés du Couesnon et il est intéressant de voir Fernand Léger, comme peut d’ailleurs le faire Mathurin Méheut, tout mettre en œuvre pour, des tranchées, poursuivre sa carrière artistique et « continuer à vendre » (p. 48). L’artiste, mais aussi l’homme, c’est-à-dire celui qui a besoin de revenus, ne disparaissent jamais totalement sous l’uniforme… Il y aurait sans doute lieu de se livrer à une mise en perspective plus approfondie de ces trajectoires de peintres en Grande Guerre tant celles-ci semblent se répondre : tout comme Mathurin Méheut, André Mare et Fernand Léger projettent rapidement de s’embusquer, en l’occurrence dans une section de camouflage, ce qui est du reste la source d’une longue brouille entre les deux amis (p. 65). Celle-ci n’est d’ailleurs pas sans faire songer à la sérieuse détérioration des relations entre Jean-Julien Lemordant et le peintre lamballais. Enfin, comment ne pas rapprocher les courriers qu’André Mare adresse à son fils pendant la Grande Guerre des « lettres ornées » de Mathurin Méheut ?3

La lecture (1924), toile de Fernand Léger. Carte postale. Collection particulière.

On ne manquera donc pas de conseiller ce stimulant ouvrage qui propose, outre une source essentielle, une réflexion particulièrement stimulante sur l’importance des réseaux de sociabilité en Grande Guerre. En effet, à en croire Tristan Rondeau (p. 67-68) repris par Laurence Graffin (p. 80), ce sont bien les liens de sociabilité et les réputations plus ou moins bonnes qui permettent de comprendre pourquoi André Mare est affecté à la section de camouflage et pourquoi, dans le même temps, Fernand Léger ne l’est pas. Autant d’éléments qui apparaissent très difficilement dans les archives et qui rappellent tout l’intérêt de la micro-histoire.

Erwan LE GALL

RONDEAU, Tristan (Edition de), Fernand Léger. Lettres à Charlotte et André Mare (1906-1932), Sainte-Marguerite-des-Loges, Edition BVR, 2019.

 

 

 

 

 

 

1 RONDEAU, Tristan (Edition de), Fernand Léger. Lettres à Charlotte et André Mare (1906-1932), Sainte-Marguerite-des-Loges, Edition BVR, 2019. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Pour de plus amples développements, se rapporter à MARIOT, Nicolas, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Le Seuil, 2013.

3 DELOUCHE, Denise et DE STOOP, Anne, Je vous le dessine par la Poste. Lettres de Mathurin Méheut à Yvonne Jean-Haffen, Rennes, Editions Ouest-France, 2018.