Quand le Gwenn ha Du vire au rose

Créé en 1909 par La Gazzetta dello Sport, le Tour d’Italie est devenu, en l’espace d’un siècle, l’une des plus belles épreuves du calendrier cycliste international. Pourtant, son histoire, aussi passionnante soit-elle, demeure largement méconnue du grand public francophone. En publiant pour la première fois un ouvrage de synthèse dans la langue de Molière, Pierre Carrey entend gommer cette injustice1. Journaliste au quotidien Libération, l’auteur offre le récit complet et passionnant d’une épreuve mythique dont la légende a été forgée, en partie, par les exploits de nombreux cyclistes bretons2.

Sur les routes du Tour d'Italie, en 1953, sur le col du Stelvio. Carte postale. Collection particulière.

Avant toute chose, il convient de rappeler que le Tour d’Italie est une course taillée pour les coureurs transalpins qui, durant de nombreuses décennies, ont profité de « l’art de la combinazione » pour régner en maîtres sur leurs terres (p. 185). En effet, si les tifosi n’hésitent pas à faire barrière aux coureurs « étrangers », les organisateurs ne se gênent pas non plus pour modifier, du jour au lendemain, des parcours qui seraient défavorables à l’un des leurs… A ce petit jeu, les « étrangers » doivent se contenter des miettes durant près de quatre décennies. Il s’en est pourtant fallu de peu pour que Lucien Petit-Breton ne dompte l’épreuve transalpine dès la première édition en 1909. Mais, alors qu’il se présente au départ en tant que favori, il doit renoncer dès les premiers jours à cause d’une mauvaise chute. Maudit, le Breton doit de nouveau abandonner, en 1911, alors qu’il lutte ardemment pour la victoire finale, à deux étapes de l’arrivée (p. 18). Si L’Auto fait de lui le « vainqueur moral » de cette édition où se seraient multipliées les irrégularités3, l’histoire retient qu’il est « seulement » le deuxième « étranger » à y remporter une étape – un an après la victoire du Landais Jean-Baptiste Dortignacq (p. 37).

Si de nombreux Bretons, à l’image de Jean Fontenay ou de Jean-Marie Goasmat, s’engagent sur les routes italiennes durant l’entre-deux-guerres, aucun ne parvient à briller sur ces routes « mal entretenues au Nord, à l’état de savane dans le Sud » (p. 20-21). Dans ces conditions particulièrement éprouvantes pour l’organisme, il est difficile d’enchaîner, la même année, Giro puis Tour de France, ce qui explique en partie pourquoi les cyclistes français se désintéressent autant de l’épreuve transalpine à cette époque (p. 83, 86). Il faut attendre la génération dorée de l’après Seconde Guerre mondiale pour revoir les cyclistes bretons briller de l’autre côté des Alpes. Sur l’édition 1950, Jean Robic se distingue en montagne au point d’impressionner les tifosi qui « l’ovationnent » le long de la route (p. 152). Mais le sort s’acharne une nouvelle fois sur les Français. Pris de fortes fièvres, il est contraint d’abandonner, laissant le champ libre au Suisse Hugo Koblet qui devient le premier « étranger » à s’imposer au classement général (p. 153). L’autre icône des années 1950, Louison Bobet, échoue également dans la quête du maillot rose (p. 165-169). Cette fois, ce n’est pas le destin mais bien la tradition italienne qui vient à bout de son engagement. Alors qu’il survole l’édition 1957, il est « victime d’un festival de tricheries et de poussettes ininterrompues » qui permettent à l’Italien Gastone Nencini de conserver un faible avantage de 19 secondes au classement général final. Le Breton revient en 1958 avec beaucoup moins de réussite. Sa quatrième place, sans éclat, laisse déjà augurer la fin d’une carrière où le Giro manque cruellement à son palmarès4. Deux ans plus tard, c’est finalement son rival Jacques Anquetil qui parvient à inscrire, pour la première fois, le nom d’un Français au classement général (p. 157)5.

Les Bretons triomphent enfin sur les routes italiennes en 1980 grâce au duo Guimard-Hinault, le premier comme directeur sportif6, le second comme coureur. Ces derniers règnent même sur l’épreuve pendant près d’une décennie. Fin stratège, Cyrille Guimard accepte, au printemps 1980, d’inscrire l’équipe du double vainqueur du Tour de France en échange d’une « grosse somme » d’argent que l’organisateur lui laisse en guise caution. Le contrat est simple : « si les Français s’estiment victimes de basses manœuvres durant la course, ils ne restitueront pas l’argent » (p. 216). Libérée, l’équipe Renault-Gitane domine les débats. Le Breton Yvon Bertin lève les bras à l’occasion de la 12e étape. Quant à Bernard Hinault, il remporte « facilement » son premier Giro. Très apprécié des tifosi qui le considère « quasiment » comme un « enfant du pays » (p. 216), « Bernarino » revient à deux reprises sur le Giro, en 1982 et 1985, remportant autant de succès !

Carte postale. Collection particulière.

De son côté, après s’être séparé du « blaireau » à la fin de la saison 1983, Cyrille Guimard continue d’imposer sa loi sur le Giro grâce à Laurent Fignon. Malheureusement, le binôme est victime d’une double « machination » lors de l’édition 1984. C’est tout d’abord un hélicoptère qui freine la progression du Parisien lors d’un contre-la-montre, avant qu’une étape décisive – et favorable aux qualités intrinsèques du Français – ne soit escamotée du Stelvio, l’un des cols les plus difficiles d’Italie, pour des raisons climatiques douteuses (p. 220-221). Le Français échoue à quelques secondes dans des conditions qui rappellent celles vécues, 30 ans plus tôt, par Louison Bobet. Mais à la différence de ce dernier, Laurent Fignon parvient à triompher en 1989, apportant à Cyrille Guimard son troisième titre en tant que directeur sportif. C’est alors la fin d’un cycle pour le cyclisme breton. Et pour cause, depuis la fin des années 1980, les Bretons ne parviennent plus à briller sur les routes italiennes. Seuls Christophe Le Mével, en 2005, puis Jérôme Pineau, en 2010, sont parvenus à y lever les bras7. La présence au départ de l’édition 2019 de Valentin Madouas, l’un des plus grands espoirs de sa génération, laisse espérer l’ouverture d’une nouvelle page, 26 ans après la troisième place obtenue par son père, Laurent, lors de l’avant-dernière étape du Giro 1993.

Yves-Marie EVANNO

CARREY, Pierre, Giro, Paris, Hugo Sport, 2019.

 

 

 

 

 

1 CARREY, Pierre, Giro, Paris, Hugo Sport, 2019. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Les statistiques montrent, une nouvelle fois, le poids du cyclisme breton en France. Sur les 39 Français qui ont remporté au moins une étape sur le Giro, 6 sont Bretons ; quant à Bernard Hinault, il fait partie des trois vainqueurs français du classement général. Il est le seul à l’avoir remporté à trois reprises.

3 C’est tout du moins ce que rapporte, à demi-mot, le quotidien sportif. « Un fâcheux coup de théâtre », L’Auto, 5 juin 1911, p. 5.

4 Sur ce point, on se permettra de renvoyer à EVANNO, Yves-Marie, PERRONO, Thomas et PRIGENT, François « Fin de cycle pour le cyclisme breton », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (dir.), C'était 1958 en Bretagne. Pour une histoire locale de la France, Rennes, Editions Goater, 2018, p. 484-505.

5 Malgré les nombreuses irrégularités qui se dressent face à lui, le Normand parvient malgré tout à reproduire l’exploit en 1964.

6 Il n’a jamais participé à l’épreuve comme coureur.

7 Il remporte alors l’étape au sprint devant un autre Breton, Julien Fouchard.