Une histoire de la décentralisation par les hommes qui l’ont faite

Rendant compte il y a peu dans ces mêmes colonnes du dernier ouvrage de Jean-Pierre Rioux, une histoire de France vue par quelques-uns de ses illustres villages, nous nous étonnions de certains partis pris qui nous semblaient pour le moins osés, pour ne pas dire éminemment réducteurs. C’est ainsi que cet éminent historien ne craint pas d’affirmer que « jamais jusqu’en 1914 il ne fut question de décentraliser, de s’affranchir des liens de la hiérarchie, ou des règles de la subordination administrative ; de considérer qu’un maire, même tenté d’expérimenter dans sa commune un radicalisme, un socialisme ou un christianisme social venu des villes, ne fût pas aussi un agent de l’autorité centrale »1. Dirigé par Vincent Aubelle et Nicolas Kada, le volumineux dictionnaire des Grandes figures de la décentralisation de l’Ancien Régime à nos jours que publient les éditions Berger-Levrault démontre avec talent combien une telle assertion est erronée2.

Carte postale. Collection particulière.

En effet, les auteurs rappellent que le débat entre « centralisateurs » et « décentralisateurs » ne cesse d’exister en France depuis 1790 (p. 10) ce qui, on s’en doute, donne matière à un riche volume se focalisant moins sur les structures (commune, départements, Sénat…) que sur les acteurs de cette question hautement politique (p. 11). D’où le choix d’un dictionnaire biographique où chaque notice est confiée à un éminent spécialiste et complétée par un extrait de discours ou de livre résumant la pensée du grand homme – à l’exception d’Olympe de Gouges (p. 363-369) les femmes sont singulièrement absentes de cet ouvrage. A la croisée de l’histoire politique et institutionnelle d’une part, et de l’histoire des idées politiques d’autre part, l’ouvrage est une sorte d’hybridation entre un classique dictionnaire et un recueil de sources. En témoignent les profils de la quarantaine d’auteurs réunis pour l’occasion puisqu’historiens et politistes côtoient juristes et géographes mais aussi parlementaires et préfets, soit autant d’acteurs de cette décentralisation. Disons-le de suite, le lecteur prend un plaisir immédiat à parcourir ce dense volume de plus 800 pages – qui sont autant de preuves de la riche histoire de la décentralisation en France, celle-ci plongeant ses racines bien avant 1914 ! Moderne, la mise en page est efficace et l’on baguenaude de Paul Deschanel à François Hollande en passant par Gaston Deferre, Paul Vidal de la Blache, Frédéric Le Play, Odilon Barrot ou encore Fénelon.

La Bretagne trouve naturellement toute sa place de ce dictionnaire, et ce avant même que ne survienne la Révolution. La Chalotais est ainsi caractéristique de ces aristocrates décentralisateurs au nom de la défense « des privilèges d’une province et du parlement de Bretagne » (p. 481). Après 1789, c’est pour lutter contre les sans-culottes et leurs héritiers spirituels que des hommes comme Régis de l’Estourbeillon (absent du dictionnaire) investissent la fibre régionale.  Figure originale originaire de Saint-Malo, Félicité de Lamenais entend pour sa part promouvoir la décentralisation au nom d’une démocratie directe qui ne peut être que locale. En ce sens, il s’agit bien de combattre le despotisme centralisateur, qu’il s’agisse de la monarchie absolue d’Ancien régime, de l’Etat révolutionnaire ou de l’Empire (p. 493).

La péninsule armoricaine entretient en réalité un rapport original envers cette décentralisation qui ne fait au XXe siècle l’objet que d’une seule consultation populaire : le référendum du 27 avril 1969 (p. 9). Mais, si le scrutin se transforme rapidement en plébiscite contre le général de Gaulle, on oublie bien souvent que la Bretagne se prononce, à rebours de l’hexagone, pour le « oui ». Mais reste à savoir s’il s’agissait d’approuver le projet de loi relatif à la création de régions et à la rénovation du Sénat ou de soutenir son instigateur, le fondateur de la Ve République… Pour Olivier Guichard, la réponse ne fait bien entendu pas l’ombre d’un doute et, en 1972, celui que Vincent Aubelle qualifie d’incarnation « à lui seul de la politique d’aménagement du territoire telle que mise en œuvre à partir de 1963 » (p. 381), rappelle que le « le problème des régions n’a pas été réglé par le non majoritaire » au référendum de 1969 (p. 382)…

Carte postale. Collection particulière.

Ces Grandes figures de la décentralisation constituent en définitive un objet indispensable en ce que ce dictionnaire contribue à nuancer l’image d’une France uniformément jacobine – un terme qui a complètement perdu de sa substance tant il est mis à toutes les sauces – et unanimement réductible à Paris. Composé par quelques-uns des meilleurs spécialistes de la question, ce volume est un outil de travail qui, à n’en pas douter, fera date. Gageons également qu’il suscitera le débat tant la question de la décentralisation est encore, avouons-le sans fard, sensible. Il est vrai qu’il s’agit là d’un champ tellement tentaculaire qu’il est certainement bien difficile de le faire tenir en un seul ouvrage. Peut-être est-ce ce qui explique l’absence d’Etienne Clémentel, dont les régions éponymes constituent pourtant une étape importante dans l’histoire de la décentralisation en France ? On pourrait également s’étonner du peu de cas fait des militaires, chose d’autant plus surprenante quand on sait l’histoire de la maison Berger-Levrault. En effet, dans quelle mesure la création des régions militaires, à la suite des grandes réformes de 1873, ne participe-t-elle pas d’une certaine forme de décentralisation ? Récemment, l’historien Philippe Diest a bien montré combien les commandements de corps d’armées sont des acteurs incontournables de la vie des territoires jusqu’au séisme de 1914…3

Erwan LE GALL

AUBELLE, Vincent et KADA, Nicolas (dir.), Les Grandes figures de la décentralisation de l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Berger-Levrault, 2019.

 

 

 

 

 

1 RIOUX, Jean-Pierre, Nos villages. Au cœur de l’histoire des Français, Paris, Tallandier, 2019, p. 153.

2 AUBELLE, Vincent et KADA, Nicolas (dir.), Les Grandes figures de la décentralisation de l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Berger-Levrault, 2019. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

3 DIEST, Philippe, Le poids des infrastructures militaires 1871-1914 Nord-Pas-de-Calais, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2019.