De la centralité du fait militaire à la Belle époque

Quoi que traitant de la région Nord-Pas-de-Calais, l’ouvrage que publie Philippe Diest dans la très prometteuse collection « War Studies » des Presses universitaires du Septentrion intéressera grandement  quiconque travaille sur la Bretagne tant il offre, par ricochet, de nombreuses perspectives de recherches1. Le propos du volume est en effet d’étudier ce que l’on pourrait appeler la dimension schumpetérienne du fait militaire : par nature programmées pour détruire l’adversaire, les armées n’en sont pas moins de formidables  bâtisseuses. En témoignent de nombreuses casernes mais également des champs de tir, des camps d’entraînement et même des infrastructures telles que des canaux. Pour la Bretagne, on pense bien évidemment à celui reliant Nantes à Brest.

Carte postale. Collection particulière.

Reste que pour qu’un tel livre puisse servir à notre compréhension de l’histoire de la péninsule armoricaine, il faut déterminer quelles sont les spécificités propres aux espaces considérés. Là où la Bretagne est une « finis terre », le Nord et le Pas-de-Calais sont intrinsèquement une aire de passage, une zone d’invasion (p. 23 et suivantes). Il en résulte après la guerre de 1870 un réseau de forts et d’infrastructures héritées de Vauban (p. 27, 76)) qui est sans commune mesure avec ce que l’on peut connaître au sein des 10e et 11e régions militaires. De même, le Nord et le Pas-de-Calais sont des espaces autrement plus riches et démographiquement dynamiques que ne l’est la Bretagne au cours des années 1871-1914 (p. 30-34). La 1e région militaire constitue ainsi, à en croire l’auteur, un « espace original » car elle est à la fois la plus petite et l’une des plus peuplées de France (p. 67). Il résulte de cette importante densité une proximité des civils et des militaires qui n’est pas sans engendrer quelques difficultés. L’emprise foncière est d’autant plus lourde que l’espace est rare et les fortifications peuvent par exemple soustraire à l’agriculture d’importantes surfaces (p. 49).

Toutefois, cette coexistence difficile n’est nullement propre au Nord et au Pas-de-Calais (p. 116). On se rappelle par exemple du député Robert Surcouf à l’automne 1911 protestant contre la section spéciale de Cézembre accusée de nuire aux intérêts touristiques de Saint-Malo, Paramé et Dinard2. D’ailleurs, les récriminations nées d’une proximité jugée excessive, ou écrasante, ne sont pas propres à la période et on comprend ainsi mieux comment peuvent se dégrader les relations avec le corps expéditionnaire américain dans les ports de Saint-Nazaire ou Brest pendant la Première Guerre mondiale3. C’est sur le temps long de la durée de vie des installations, et non sur la seule période 1871-1914, que se mesure par exemple la menace que font planer les poudreries sur les populations vivant aux alentours (p. 112 et suivantes).

L’ouvrage de Philippe Diest rappelle que l’armée, dans une perspective classiquement keynésienne, est un acteur économique majeur pour les territoires. Les municipalités tirent de substantiels profits des unités tenant garnison en ville, que cela soit en termes de recettes fiscales – notamment par le biais de l’octroi : 50 000 francs annuels pour un régiment de cavalerie (p. 166)4 – ou même d’attractivité économique : l’officier doit alors tenir son rang (p. 185) ce qui se traduit par un certain train de vie qui ne peut que profiter au commerce local. Certaines implantations ne sont même dictées que par des intérêts économiques, et donc politiques : tel est par exemple le cas de la buanderie militaire de Montreuil-sur-Mer dont la fonction, hors de toute considération stratégique, est d’enrayer le déclin de cette commune (p. 171). Là encore, les intérêts particuliers ne disparaissent jamais totalement derrière l’impératif patriotique et certains propriétaires mettent tout en œuvre pour monnayer chèrement leurs terres, ou tout du moins en tirer le meilleur profit (p. 49-50)5. Quelques éleveurs s’arrangent même pour faire paître leurs bêtes à proximité d’un champ de tir, à portée d’une balle perdue, dans l’espoir d’une juteuse compensation financière (p. 106). Ce faisant, c’est bien toute la centralité du fait militaire dans la France de la période 1871-1914 qui est rappelée par Philippe Diest (p. 12), les armées renvoyant donc à l’économie mais influant également au plan local sur la politique (p. 197 et suivantes tout particulièrement), sur l’urbanisme, la culture (p. 207 et suivantes, p. 243) et le tissus social de manière plus générale.

Carte postale. Collection particulière.

Il est en définitive très difficile de rendre compte en si peu de lignes d’un ouvrage aussi riche que celui-ci et il y aurait également beaucoup à dire sur des questions aussi variées que le rôle de l’armée dans l’amélioration des conditions sanitaires (p. 82 et suivantes, p. 139 et suivantes) ou sur l’impréparation de la troupe à la guerre à venir : l’auteur relève ainsi le cas d’un chef de bataillon « qui dénonce la hauteur de l’herbe qui gêne le bon déroulement des manœuvres et réclame son fauchage par les fermiers » (p. 89)6. De la même manière, la « menace sociale » que fait planer la perspective d’un arrêt des activités militaires pour une commune est particulièrement intéressante (p. 172, 209). On mesure d’ailleurs à cette occasion combien grand est le manque d’une enquête sur la restructuration de l’armée française au lendemain de la Grande Guerre et sur l’impact politique, économique et social de cette réduction de voilure sur les territoires. On l’aura compris, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2016, ce très beau volume trouvera assurément sa place dans toute bibliothèque digne de ce nom, à côté des ouvrages aujourd’hui classiques de Jean-François Chanet ou Xavier Boniface sur l’armée française de la Belle époque7.

Erwan LE GALL

DIEST, Philippe, Le poids des infrastructures militaires 1871-1914 Nord-Pas-de-Calais, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2019.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1 DIEST, Philippe, Le poids des infrastructures militaires 1871-1914 Nord-Pas-de-Calais, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2019. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 KALIFA, Dominique, Biribi. Les bagnes coloniaux de l’armée française, Paris, Perrin, 2009,  p. 154.

3 Sur la question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018.

4 Ce montant est sensiblement équivalent aux recettes escomptées par l’arrivée à Rennes, quelques mois avant la Grande Guerre, du 24e régiment de Dragons. Sur ce point, on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « La construction tumultueuse du quartier Margueritte », Place publique Rennes et Saint-Malo, n°34, mars-avril 2015, p. 95-99.

5 Ajoutons qu’il ne s’agit pas d’un comportement propre à la période 1871-1914. Pour de plus amples développements, on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totaleop. cit.

6 Sur l’impréparation de l’armée française de la Belle époque à la guerre à venir on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014.

7 CHANET, Jean-François, Vers l’armée nouvelle. République conservatrice et réforme militaire 1871-1879, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006 et BONIFACE, Xavier, L’Armée, l’Eglise et la République (1879-1914), Paris, Nouveau Monde Editions / Ministère de la Défense DMPA, 2012.